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Intemporels D’exil en exil

septembre 2015 | Le Matricule des Anges n°166 | par Didier Garcia

À cheval sur deux continents, le premier roman de Reznikoff tient à la fois de la saga familiale et du roman de formation.

Sur les rives de Manhattan

Il y a des livres qui, malgré eux, et à notre insu, nous propulsent dans d’autres livres. Des univers romanesques consanguins qui tissent entre eux comme un réseau d’échos, auquel le lecteur ne parvient pas toujours à se soustraire… Ainsi, en découvrant les premières pages de Sur les rives de Manhattan croyons-nous avoir débarqué dans La Maison de Matriona d’Alexandre Soljenitsyne, autrement dit dans une Russie authentiquement pauvre qui oppresse d’emblée (un propriétaire foncier promet trois roubles à un Juif s’il applique ses lèvres contre un tisonnier chauffé au rouge ; sa famille souffrant de faim, le pauvre homme s’exécute).
En vérité, nous nous trouvons à Elizavetgrad (l’actuelle et très ukrainienne Kirovograd), chez une famille juive (les Juifs étant les « parents pauvres » de cette Russie du début du XXe siècle). Dans la première partie, écrite avec des phrases d’une simplicité surprenante et avec une incroyable économie de moyens (comme si le style lui-même devait se dépouiller de tout ornement pour mieux rendre compte de ces vies miséreuses), nous allons suivre Sarah Yetta, qui ressemble à s’y méprendre à la mère de l’auteur. Comme les autres en ces temps difficiles, elle mène une vie laborieuse, à laquelle elle imagine pouvoir bientôt mettre un terme. Afin de fuir la misère et les pogroms qui se multiplient, elle décide d’aller tenter sa chance en Amérique, où d’autres se sont exilés et paraissent s’en être plutôt bien sortis. Elle s’y révèle aussitôt une couturière habile, et y retrouve un ami d’enfance, Saül Rubinov, avec qui elle se marie. Quelque temps plus tard le couple a un premier fils, Ezekiel, alter ego de l’auteur.
À cette partie russe, consacrée à l’évocation d’une « génération perdue », succède le volet américain, entièrement occupé par le portrait d’Ezekiel, devenu un jeune adulte américain ambitionnant d’ouvrir une librairie en plein cœur de New York (dans une famille dont presque tous les membres sont tailleurs, vouloir devenir libraire a le mérite de l’originalité – ce sera son exil). Tout y est raconté avec le même calme, la même imperturbable lenteur, qu’il s’agisse d’événements anodins ou de ceux capables d’infléchir durablement le cours d’une vie, mais malgré tout la phrase s’aère, s’étoffe un peu, accueille même des métaphores. L’opiniâtreté d’Ezekiel va avoir raison de tous les obstacles : on lui prête un local, et certains éditeurs consentent à lui laisser en dépôt quelques-uns de leurs livres. Et le miracle a lieu : l’affaire fonctionne, le libraire vend des livres. Mais cela ne suffit pas à en faire un homme heureux, car « l’univers de sa liberté » est « dépeuplé, dépourvu de soleil, plein de ténèbres et de silence ».
Après le passage d’une cliente, l’horizon paraît s’ouvrir : la perspective de retourner à la librairie le lendemain ne ressemble « plus seulement au chemin conduisant à une mort poussiéreuse ». La jeune femme le trouble plus qu’il ne veut bien l’admettre. Il suffit d’ailleurs de quelques pages pour qu’elle devienne « une épice de joie ». Mais l’euphorie ne durera pas. Elle n’a pas encore 30 ans quand elle se découvre un cheveu gris : « une fissure pas plus épaisse qu’un cheveu était apparue dans le miroir de sa sérénité, mais elle savait que cette fissure allait s’élargir et s’élargir encore jusqu’à finir par l’engloutir ». Signe prémonitoire, car quelques lignes plus tard Jane s’en retourne dans l’ombre d’où une plume capricieuse semble l’avoir sortie par erreur. Délivré de ce faux-semblant, Ezekiel décide de diviser sa vie en deux : le magasin sera sa terre ferme, mais son autre vie sera « pareille à l’océan, sans aucun maître – hormis la lune, peut-être. »
Dans ce premier roman, fait de presque rien, soutenu par aucune intrigue, et qui est en outre le seul que Charles Reznikoff (1894-1976) ait publié de son vivant (il est surtout connu pour son œuvre poétique, et pour avoir appartenu à l’école des objectivistes aux côtés d’Ezra Pound et de William C. Williams), c’est souvent le poète que nous retrouvons : « le volumineux catalogue de la beauté de la terre était encore frais ». Là où Reznikoff surprend le plus dans cette fresque autobiographique c’est qu’il ne cède jamais au pathos, malgré les difficultés que les protagonistes rencontrent en chemin. Dans leur situation, mieux valait avancer sans se plaindre. Pour devenir soi-même, que l’on aspire à une vie meilleure, au métier de tailleur ou à la profession d’écrivain, l’auteur semble nous dire que le plus sage est peut-être encore de cheminer comme le fait ce récit : phrase après phrase, sans jamais chercher à trop en faire mais en faisant à chaque fois ce qu’il faut pour pouvoir progresser. Et aller de l’avant, quoi qu’il arrive, quand bien même ce serait mot après mot.
Didier Garcia

SUR LES RIVES DE MANHATTAN
DE CHARLES REZNIKOFF
Traduit de l’américain par Eva Antonnikov
Héros-Limite, 240 pages, 18

D’exil en exil Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°166 , septembre 2015.
LMDA PDF n°166
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