Nous sommes un peuple inutile, pareil au placenta qu’on jette aux chats. C’est ce qu’elle se répétait en conduisant sa vieille Toyota en direction de la nouvelle Bagdad. Ils étaient de trop en ce monde. Condamnés à disparaître. Personne ne se préoccupait de leur sort, ni ne s’émouvait qu’ils se débattent depuis dix ans dans l’obscurité. Qu’ils boivent une eau semblable à l’urine chaude et se lavent à moitié sous les minces filets des robinets. Qu’ils allument des cierges de vœux afin que revienne l’électricité. Qu’ils s’étendent, baignant dans leur sueur, leurs corps dégageant une odeur effroyable, en contemplant le ventilateur du plafond dans l’espoir qu’il se remettrait à tourner et à gémir en produisant un souffle. » La femme qui monologue ainsi se prénomme Wardiya, gynécologue expérimentée elle a longtemps exercé en province mais vit désormais à la capitale. Ce peuple, c’est le peuple irakien et, plus précisément, au sein de ce peuple, la minorité chrétienne, alors encore tolérée. Ces dix ans sont ceux, devine-t-on, de la fin du régime de Saddam Hussein, imposant à son peuple (mais les Occidentaux cette fois y ont leur part de responsabilité, l’embargo est de leur fait) de nouvelles épreuves après celles qu’ils ont déjà endurées : les guerres, l’oppression politique, le règne du favoritisme et de la corruption… Pourtant, même si elle récrimine, Wardiya ne désarme pas, elle tente de continuer à résister et, comme elle l’a toujours fait, de venir en aide aux femmes qui s’adressent à elle. Mais le pire advient : l’invasion américaine et la chute du dictateur, loin d’apporter la paix, déclenchent une guerre civile et des meurtres toujours plus atroces. Le « pays des mille et un malheurs » en gardait donc encore en réserve ; elle doit fuir.
Inaam Kachachi mêle habilement la biographie de Wardiya, en remontant jusqu’à ses 20 ans, dans les années cinquante, à l’évocation de la situation de réfugiée qu’elle doit vivre aujourd’hui, octogénaire, à Paris – où elle a rejoint sa nièce, la narratrice. Cette construction permet bien sûr de dépeindre une existence exemplaire, toute de courage et de ténacité, en même temps que de retracer l’histoire d’un pays, une histoire mouvementée et dramatique, accumulant les coups d’État, les changements de régime, les conflits de toute sorte. Quelques notes informatives sur ces événements auraient sans doute facilité la lecture – à moins que l’auteur n’ait voulu leur laisser ainsi une portée plus générale, puisque bien entendu l’Irak est loin d’être le seul pays à avoir dû subir dans les dernières décennies une telle succession de bouleversements. Le portrait de Wardiya s’enrichit aussi de ce qu’elle vit en France, de cette étape ultime de son parcours, d’où elle peut regarder vers son passé et observer aussi ce que ses enfants, qui se sont exilés avant elle à travers le monde, sont parvenus à construire. L’écriture d’Inaam Kachachi, à la fois précise et métaphorique, les dialogues toujours bien menés, le recours aux termes arabes si imagés qui parfois s’introduisent comme subrepticement, comme des éclats de mémoire, accompagnent avec beaucoup de sensibilité ce parcours d’une vie. Les plus belles scènes sont peut-être celles où l’on voit la vieille femme construire un lien au départ difficile, improbable avec le fils de sa nièce, Iskandar, adolescent élevé en France et peu au fait des réalités qu’elle a pu vivre. Il l’écoute, la comprend, et il lui vient l’idée de construire sur la toile un « cimetière électronique », virtuel, où les exilés pourront rassembler les tombes de ceux qu’ils ont laissés là-bas, un cimetière, dit-il à Wardiya, « où tu peux dormir auprès de qui tu veux ». Est-ce là, vraiment, « un remède magique et amusant contre la dispersion » pour ceux « qui vivent la détresse provoquée par les yababid, ces oiseaux légendaires qui ont dispersé les tombes de leurs parents et de leurs proches » ?
Thierry Cecille
Dispersés d’Inaam Kachachi
Traduit de l’arabe (Irak) par François Zabbal, Gallimard, 265 p., 23,50 €
Domaine étranger Cartographie de la diaspora
Qu’est-ce que l’exil ? Qu’est-ce que la dispersion des familles, des êtres, des souvenirs, de tout ce que l’on a été et qu’on tente d’emporter avec soi sur les routes amères ? L’Irakienne Inaam Kachachi raconte cette tragédie.