À première vue, une vie paisible dans un lotissement à la périphérie d’une ville. Stella, infirmière de profession, mère d’Ava, 4 ans, et mariée à Jason, ouvrier souvent parti sur des chantiers. Même Clara, la lointaine amie d’enfance qui cristallise le passé dans lequel Stella s’abîme volontiers, semble plus proche. Dans son périmètre de vie bien circonscrit, Stella évolue, un peu flottante, selon « la suite égale des jours ». Sur le ton neutre et détaché de l’entomologiste, Judith Hermann suit de près son héroïne dans ses tribulations et ses gestes quotidiens, ceux d’une mère élevant son enfant, d’une infirmière dans le vif des soins apportés à des patients en fin de vie, d’une épouse délaissée et néanmoins « avide de solitude ». Car même quand il est présent, Jason, d’un naturel taiseux, reste fuyant, inaccessible. Parfois Jason la regarde « comme s’il se pouvait qu’il ne la connaisse absolument pas ». Comme dans ses recueils de nouvelles Maison d’été (2001, prix Kleist), Rien que des fantômes (2005) et Alice (2011), le premier roman de Judith Hermann ausculte une nouvelle fois les relations grevées d’incertitude entre les êtres. N’y a-t-il pas quelque chose « au début de l’amour » qui expliquerait cette irrémédiable solitude à deux que constitue le couple ? Tel est ce que suggère la toute première scène du roman, le début de leur relation, improbable et problématique, dont Stella et Jason ne cessent de reparler comme pour le « fixer, le réaffirmer sans arrêt », le ré-augmenter dans son fondement. Comme s’il en avait fallu de peu pour que toute cette vie construite ensemble n’ait pas existé. C’est Jason qu’elle rencontre dans l’avion, dont elle serre la main pour conjurer sa phobie, mais cela aurait pu être quelqu’un d’autre. « À l’époque elle n’a pas compris ça » : le récit affectionne le regard rétrospectif qui reconsidère de loin les moments de contingence foncière qui déterminent pourtant le cours d’une vie. « Je ressens comme une injustice le fait qu’on ne puisse voir et comprendre qu’a posteriori l’enchaînement des choses » écrira-t-elle à Clara.
À l’aide de phrases courtes et régulières, un peu à l’image des maisons identiques qui imposent leur cadence atone au lotissement, Hermann se livre à un état des lieux minutieux de leur maison, comme si cet inventaire permettait de s’assurer des choses mais aussi de les maintenir à leur juste place, à distance. Quand elle se trouve dans le canapé, Stella peut laisser échapper à loisir son regard dans le jardin derrière la baie vitrée, à la lisière duquel se trouve un pré à l’abandon. Parfois, c’est « comme si une tornade arrivait à travers le pré, une chose énorme, informe ». Pressentiment ? Sourd désir ? Elle-même se dira : c’est « peut-être » cette vulnérabilité que l’autre, l’étranger – celui qui va venir fissurer le cadre ordonné et familier de son existence – a pressentie. Comme un appel.
Un jour en effet, Jason étant absent, quelqu’un sonne au portail de son jardin. Elle ne le connaît pas, il veut juste lui parler. Quelque chose la retient de lui ouvrir. Elle lui dit par l’interphone qu’elle n’a pas de temps à lui offrir. Il s’en va. Il reviendra. Mister Pfister – tel est son nom – reviendra tous les jours, déposant systématiquement quelque chose dans sa boîte aux lettres. Assez rapidement un doute est levé : nulle séduction dans la démarche de Pfister pour qui Stella n’existe que dans son « système », imaginaire ; il s’agit bien d’un harceleur, d’un stalker. La mécanique à anxiété peut s’emballer. L’art de Judith Hermann est de savoir créer une tension qui désitue en profondeur son personnage, la déloge du sentiment de sécurité insulaire qu’elle s’était forgée. Néanmoins, par-delà l’incompréhension, la peur, la violence que suscite une telle intrusion, un trouble insistant et ambigu s’éveille à la conscience de Stella. Et puis, au fait, pourquoi au tout début n’a-t-elle pas ouvert, refusant de lui accorder la conversation qu’il demandait ? « Pourquoi on ne veut pas faire la connaissance de quelqu’un ? » renchérit innocemment Ava. En filigrane, que penser d’une société qui, au lieu d’une bienveillance et d’un non-jugement a priori, préfère « (r)efuser carrément le regard de l’autre » ?
Placé sous le signe de la perte, de la trahison des idéaux, le roman sonde la chape de tristesse qui travaille l’individu autant que l’être-ensemble d’existences repliées sur elles-mêmes : « Ici le temps s’est arrêté, fait remarquer à Stella un de ses voisins, et chacun de ceux qui y vivent reste dans sa bulle. Je te vois depuis des années, et c’est la première fois qu’on parle ensemble. Il n’y a quasiment pas de changement. Il n’y a aucune ouverture dans ce quartier… » « Ici, c’est un angle mort du monde » confirme une patiente. D’inconnu inquiétant, le harceleur apparaît bien plutôt comme le « miroir » de sa propre solitude, de ses doutes et de « ce qui de toute façon lui manque ». Une figure de leurre qui met Stella en face de son insatisfaction et de son attente. L’attente d’un autre commencement.
Sophie Deltin
Au début de l’amour de Judith Hermann
Traduit de l’allemand par Dominique Autrand,
Albin Michel, 224 pages, 18 €
Domaine étranger Impasses intérieures
avril 2016 | Le Matricule des Anges n°172
| par
Sophie Deltin
Une femme, un enfant, un mari absent et bientôt, un voisin qui la harcèle. À partir d’un canevas simple, Judith Hermann explore les angles morts de l’amour.
Un livre
Impasses intérieures
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°172
, avril 2016.