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Domaine étranger Au bas de l’échelle, plus ou moins

avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182 | par Sophie Deltin

Miroir de la brutalité sociale des temps présents, le roman férocement juste de Thomas Melle suit le parcours abîmé de deux êtres en marge dont il fait s’entrecroiser le destin de galères.

Anton erre dans la rue. Quand il ne dort pas sur les bancs au milieu des déchets, ce sans-abri trouve refuge au foyer de réinsertion où il peut se laver et recevoir un repas chaud. Il aura fallu d’un été pour que ce chômeur perde totalement le contrôle de sa vie, se clochardise. À quel moment a eu lieu l’« erreur d’aiguillage » qui a fait dévier son existence ? « Comment une chose a mené à l’autre » ? Autrefois il était un étudiant brillant mais un jour il a décroché, sans qu’il puisse réellement se souvenir comment. Tout ce qui lui reste, ce sont des dettes : 3000 , que la banque lui réclame. Une somme qui pourrait lui permettre de renouer avec le monde, de prendre un nouveau départ, lui qui se sent comme « un impayé dans le paysage, un déficit ambulant ». Mis en demeure par la justice, c’est comme s’il était « dehors, sous caution ». Car 3000 , c’est à la fois dérisoire mais exorbitant pour qui s’est fait « éjecter du système », pour qui se retrouve « tout en bas ». Anton est même encore plus bas, « dans l’au-delà en quelque sorte ». Comme ces gens qui du jour au lendemain ne donnent plus aucun signe de vie. Ces « disparaisseurs » – ainsi les a-t-il baptisés – dont d’une certaine façon, il se sent faire partie.
« En bas », c’est là aussi que se trouve Denise. Mais en un peu mieux, en un peu moins en marge. Car Denise a un travail – elle est caissière, elle élève seule sa fille, et elle attend un extra de 3000  qu’elle a gagné en tournant dans un film porno disponible sur Internet. Pour avoir « abandonné sa propre chair à l’humiliation » parce qu’elle avait besoin d’arrondir ses fins de mois, Denise vit dorénavant dans l’angoisse paranoïaque d’être démasquée. À la caisse du supermarché discount où elle fait défiler devant elle les produits sur le tapis roulant, on la voit refouler le stigmate de sa honte et « scanner » le regard des clients mâles (« des salauds agressifs » en puissance) qui s’attardent un peu trop sur elle. Évidemment, elle flaire tout de suite quand elle peut baisser la garde, comme c’est le cas avec ce type là-bas près de l’appareil à consigne, qui récolte des bouteilles vides et fait la queue à la caisse…
C’est peu dire combien l’univers dans lequel nous plonge le Berlinois Thomas Melle, né en 1975, également auteur de pièces de théâtre et de romans distingués outre-Rhin, a le poids du réel : il y flotte une odeur aigre de rêves avortés, de transpiration, de flirts minables sur les forums privés, et de fuite dans les amphétamines ou les émissions de télécrochet. La misère, sociale autant qu’affective, la perte de dignité, y sont vécues, éprouvées jusqu’au tréfonds de la chair. Par une suite de saynètes incisives, de chapitres courts qui livrent en alternance les deux discours, les deux parcours, le romancier décrit un quotidien abrutissant, avec son lot de frustrations et de rage rentrée. Sans détour et avec une justesse de ton qu’on croirait autobiographique, le romancier décrit l’engrenage diabolique, celui qu’Anton, par excentricité – une « instabilité psychique » diront les experts –, par détachement aussi, n’a pas vu ni voulu voir venir, celui qui depuis les premiers crédits n’a cessé de lui extorquer de l’argent qu’il n’avait plus, à coups de taxes et d’intérêts. « Quand on s’est trop éloigné de la rive, songe Anton entre impuissance et fatalisme, on ne peut pas revenir en arrière. » De son trait implacable, Melle dit aussi la perception d’être en vie comme la seule « réalité élémentaire » qui soit, les efforts à garder « la tête haute », « la colère des justes ». Ainsi Denise fera-t-elle preuve d’une furieuse énergie pour réclamer son dû afin d’aider sa petite fille qui souffre d’un retard de développement. De même Anton exhibe-t-il une désinvolture de façade mais tente de trouver la solution de la dernière chance auprès d’un vieil ami, de sa mère, d’une ancienne compagne…

Thomas Melle nous renvoie à tous ces arrangements passés avec notre conscience, à ces regards normatifs qui, assignant, assassinent.
Jamais édifiant, 3000 e est plutôt une chronique amère et réaliste sur le déclassement et la précarité. Avec un sens aigu de la critique sociale, d’autant plus percutant qu’il en vient à instaurer une forme de concurrence des pauvretés, Thomas Melle nous renvoie d’abord à tous ces arrangements passés avec notre conscience, à ces regards normatifs qui, assignant, assassinent : « Quand un clochard croise notre chemin en boitant, cela nous met mal à l’aise. Ce n’est pas seulement une agression esthétique, mais aussi un reproche d’ordre moral. Pourquoi donc cet être humain est-il tombé si bas, quelle est cette société qui permet une telle déchéance ? Ce n’est plus guère un homme, c’est une chose. Puis on continue son chemin, presque avec dégoût, on chasse l’impression qu’on a eue et on laisse cette chose derrière soi. Un destin parmi tant d’autres, oui, mais certainement pas le mien. (…) Et le visage qui vient de nous regarder se transforme en une version brouillée, à l’air éméché, comme dans une BD, en une caricature de lui-même. Ouste, à la poubelle. » Ainsi tenu dans le rôle de l’épouvantail, le paria devient dès lors moins un statut social qu’une catégorie morale, celle du loser, qui a accumulé les échecs, celui que l’on éloigne parce qu’il n’a pas su se conformer aux impératifs de la collectivité. Celui même dont on finit même par mettre en doute l’humanité. De ce point de vue, une sourde connivence s’établit au fil du roman entre Anton qui n’a jamais trouvé sa place ni « collé avec aucun décor », et Linda la fille de Denise, que les administrations et les médecins spécialisés s’acharnent à vouloir faire rentrer dans une case, une étiquette. Ce n’est que chez l’ergothérapeuthe que Linda semble se mettre à vivre, « un lieu d’où la compétition est exclue, sans d’autres enfants qui veulent la mettre à l’écart et la harceler ». Là seulement elle peut échapper aux lois du monde, « à la pression de devoir être comme les autres ».
En fin dramaturge qui sait allier l’art du dialogue à une maîtrise du découpage quasi cinématographique, Thomas Melle enclenche un compte à rebours de dix jours avant l’audience au tribunal et orchestre la rencontre de ces deux âmes en peine à la caisse du supermarché. Entre la bimbo clinquante – piercing et coupe undercut dernier cri – et le collectionneur de bouteilles au costume « esquinté », s’esquisse un attrait des corps, teinté d’empathie. Un rapprochement fragile et incertain qui a précisément le mérite de ne jamais tomber dans l’écueil du mélo. Car avant même que les corps ne s’étreignent, Denise qui attend toujours son virement, est parcourue par le « sentiment étrange de savoir que bientôt elle aura pile ce qu’il (…) manque [à Anton]. » Qu’elle aura « la possibilité », « le privilège » « de lui venir en aide », de corriger un tant soit peu cette réalité âpre et hostile qui les brise chacun à leur manière. Avoir ou ne pas avoir. Avoir précisément ce que l’autre n’a pas. Au moment même où il en a besoin. Vivre pour quoi. Pour qui. Mais comme l’entrevoit un des protagonistes du roman, « le problème, ce n’est pas la vie, le problème, c’est les rêves », et c’est là que Thomas Melle est terriblement doué. Sophie Deltin

3000 euros, de Thomas Melle, traduit de l’allemand par Mathilde Julia Sobottke, Métailié, 208 pages, 18

Au bas de l’échelle, plus ou moins Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°182 , avril 2017.
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