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Arts et lettres Voyages dans le temps

mai 2017 | Le Matricule des Anges n°183 | par Valérie Nigdélian

Un carnet de route en forme de portrait d’une terre immémoriale et de ses habitants et une méditation sensible sur l’espace et la durée : voici la Sardaigne de Carlo Levi.

Après la Sicile, arpentée à plusieurs reprises au début des années 1950, et qui lui inspira le beau recueil Les Mots sont des pierres (Nous, 2016), Carlo Levi poursuivit son exploration ethnographique, morale et poétique du Mezzogiorno, cet « autre monde » à l’extrême sud de l’Italie : le voilà sillonnant, en mai 1952, les terres de Sardaigne. Et remettant ses pas dans les siens dix ans plus tard, à l’hiver 1962 : le plan de renaissance sarde venait d’être voté, et l’île s’ébrouait alors de son « immobilité (…) séculaire ». Espoir naissant pour une population que l’émigration et l’exode rural avaient durement asséchée, que la misère et l’isolement confinaient à la marge – celle des villes, celle des lois d’un État lointain, comme celle du développement économique et de l’histoire nationale : le plan saurait-il répondre aux aspirations du peuple sarde de créer sur sa terre les conditions d’une existence enfin digne et autonome ? C’est évidemment une des questions que (se) pose – en creux – Levi au fil de ses rencontres avec bergers, paysans ou ouvriers – à Cagliari encore marquée par les bombardements de la Seconde Guerre, à Carbonia, cette ville minière sortie de terre en quelques mois par la volonté « abstraite, inhumaine et prétentieuse » du Duce, à Orgosolo, terre noire et montagneuse de bandits et de résistants en plein cœur de la Barbagia.
Mais ce n’est pas seulement le militant – ancien membre du Partito d’Azione, et bientôt sénateur communiste – qui accomplit ce voyage : c’est aussi le peintre, le poète, l’ami, qui arpente les routes étroites des villages de montagne, se perd dans les paysages archaïques de l’intérieur de l’île et les dédales des ruelles. Car Tout le miel est fini est un texte d’une indéniable puissance visuelle, bercé par le retour d’images fortes, comme essentielles : des apparitions limpides qui cristallisent ce qu’est réellement, pour Levi, cette terre aride et sauvage. Terre peuplée d’oiseaux noirs – corneilles, chauve-souris, femmes silencieuses et farouches – et de pierres – lourdes roches granitiques qui dessinent le paysage, ponctué des élévations mystérieuses des nuraghes, cailloux blanchâtres des troupeaux de moutons doucement mouvants, rocs puissants des vieux bergers au regard vif et brillant et « aux visages d’écorce d’arbres ». Terre dure et stratifiée, fulgurante d’éclairs de douceur et de vie – dans les danses des femmes, les grandes tablées autour de cochons rôtis, les joues roses des fillettes. Terre sombre et violente rythmée par les cycles des vengeances et des morts, colonisée et occupée par un État résolument étranger : mais à Orgosolo, le cliquètement des sabots des chèvres qui rentrent au bercail masque parfois le bruit des pas des carabinieri.
Dans cette Sardaigne millénaire qui sourd des vestiges de temps antiques, « il suffit de quelques minutes pour faire un voyage d’une dizaine de siècles, dont chaque courte étape est un très long voyage dans le temps »  : « Ici, dans l’île des Sardes, chaque aller est un retour. Dans la présence de l’archaïque, toute connaissance est une reconnaissance. » Et plus que de temps différents superposés – ici « un temps qui se compte en jours et en heures », ailleurs « en millénaires » –, c’est bien un véritable entrelacs de durées, complexe et changeant, qui pétrit le regard inspiré de Levi : « Tout se déroule devant moi en même temps : affaires de toujours, affaires d’aujourd’hui. » Les images récoltées lors du second voyage se combinent à celles du voyage inaugural, et tout se mêle – mémoire, réalité, traces primitives, oppressions d’hier et d’aujourd’hui, espoirs – en un grand courant fluide et tranquille, encore éclairé par la lumière des poèmes et de la langue sardes.
Ce flux puissant, capable d’embrasser le pays en son entier tout en gardant une attention fraternelle aux détails et aux êtres, ne puise ni aux sources de la complaisance ni à celles de la nostalgie, mais à celles de l’intelligence. Pourtant, la tonalité ultime du texte, portée par le chant tragique d’une mère à son fils, se révèle explicitement funèbre : il éclaire d’une ombre noire – celle d’une perte annoncée et irrémédiable – ces temps sacrés et profanes traversés par Levi, alors que clignotent, sur les écrans de télévision des cafés d’Olbia, les images de la Juve et que, sur le port, les fils de cette terre, les poches pleines de pain et de fromage, attendent les bateaux qui les emmènent vers les usines de la péninsule.

Valérie Nigdélian

Tout le miel est fini. Voyages en Sardaigne, de Carlo Levi, traduit de l’italien par Francis Pascal, Benoît Casas et Patrizia Atzei, Nous, 144 pages, 16 

Voyages dans le temps Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°183 , mai 2017.
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