Elles sont rares les écritures qui font de l’exploration éperdue du monde sensoriel et de nos instincts refoulés, leur champ d’application. C’est le cas de celle de Bénédicte Heim, qui a l’art de donner chair à la morsure des passions, à la part redoutable de nos identités comme à ce qui palpite d’intemporel dans ce qui saigne d’être périssable. À commencer par l’amour, dont la quête affolée est au cœur de ce qu’elle écrit – aimer et écrire ayant, chez elle, le même visage.
Et le corps blanc des amoureuses, avec son titre marquant bien l’enchaînement, l’inscription dans une suite, poursuit ce voyage inspiré au pays du profond, du sauvage, du liturgique ensorcellement d’aimer. Il tresse les voix d’un fils – malade de ses limites, de ses inhibitions, de ses blocages – confronté à l’extrême détresse de sa mère qui, à la suite d’une rupture amoureuse, est entrée dans une sorte d’hiver qui a saisi ses membres et comme gelé sa langue. Voulant la protéger de la solitude dont elle se gorge, il va tenter de rassembler ce qui, dans sa mère, « s’était soulevé et disloqué », aidé en cela par ce qu’il lit dans le « cahier bleu-froid » dont elle avait fait son journal intime. Découvrant les mots de sa mère, il mesure « que le scrupuleux souci du vrai n’avait rien à faire ici et que naissait, par saignées, par frondes successives, une exactitude nouvelle ». Il comprend pourquoi sa jeune sœur et lui n’ont jamais eu, de leur mère, que des miettes : « Elle ne voulait pas d’eux, mais elle a toujours eu pitié des animaux petits. » Que la grande affaire de sa vie aura été l’amour, les hommes, l’ivresse d’aimer, la dionysiaque folie de la mêlée des corps « et des crocs dedans ». Celle en particulier, qu’elle a connue avec « l’homme du pays froid », celui qui « discordait ». « J’ai mis un temps fou à comprendre que c’était précisément ce qui me plaisait. Ce que je voulais (…) L’obscur qui m’agrippe, l’obscur qui m’éblouit. » Un frère fauve dans les bras duquel elle aimait devenir « tulipe de sang ». Cet « unisson furieux », ces splendeurs condamnées, elle les psalmodie au présent, tout en espérant secrètement renouer avec elles.
Parallèlement, le fils aimerait comprendre comment on ouvre un corps, ce qui se passe en amont, « ce qui se fissure dans l’âme pour que s’ouvre le corps ». Il se demande si on peut vivre « sur les bords déchirés d’une relation intacte au centre ». Il observe sa sœur qui, elle, est éclatante de vitalité, multiplie extravagances et tonitruances, court, sculpte, « restitue au monde tous ses angles ». Elle crée des formes à partir d’os broyés, de cendres concassées tandis que lui, constate-t-il, appartient « à ceux qui le prennent ». Un fils que sa mère voit « fait de vapeur », se cognant à la lumière et pratiquant « le mélange des eaux » là où sa fille « balance entre la lancée et l’esquive, la fulmination et l’hypnose transie » et mue en une fille farouche, « avec la foudre pour éclat et le désir aux lèvres ».
Trois solitudes ensemble – et sur la fin une quatrième – qui dansent leur dysharmonie au bras d’un style ou plutôt d’une écriture qui sait rendre aux détails leur volupté trop souvent bradée, qui sait dire la chair affruitée qu’on égrappe, les fulgurances soulevantes du désir comme la naïveté des appétences premières. Qui marie l’oser-dire à l’oser-être. Qui témoigne d’une passion d’écrire capable de donner voix à ce qui nous est caché de soi, par l’intermédiaire d’une sorte de théâtralisation de ce qui transporte au-delà de nous-mêmes, et qui est antérieur à l’apparition de la raison. Richard Blin
Et le corps blanc des amoureuses,
de Bénédicte Heim
Les Contrebandiers, 234 pages, 15 €
Domaine français Lyrisme pulsionnel
juillet 2017 | Le Matricule des Anges n°185
| par
Richard Blin
En mettant le verbe au centre du corps, Bénédicte Heim fait mystérieusement sonner le langage englouti que se parlent entre elles nos forces obscures.
Un livre
Lyrisme pulsionnel
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°185
, juillet 2017.