Dans ses Notes sur la traduction (1986), issues de son expérience du Voyage en Arménie de Mandelstam, et peut-être même de sa difficulté à en imaginer une version française, André du Bouchet écrit : « J’ai traduit – pour y avoir placé à nouveau, ce qui était hors du livre et n’est pas un mot », avant d’ajouter, « il me reste encore à traduire du français / on ne s’aperçoit pas que cela n’a pas été traduit ». Ces deux phrases disent les incommensurables problèmes que soulève la tâche qui revient au traducteur. Comment, en effet, transférer, depuis une expérience qui nous est extérieure ce qu’un poème, une phrase, un bloc de prose, disent d’un seul et même mouvement ? Comment rendre sécable l’insécable et ouvrir sa résonance dans une autre langue ? Peut-être faut-il avoir ces scrupules-là, et les poser comme des cailloux paradoxaux, pour se jeter dans l’aventure d’une traduction complète des œuvres poétique et en prose d’Ossip Mandelstam. Jean-Claude Schneider a fait le pari d’offrir cette œuvre dans une seule voix et dans son propre français face à un nombre conséquent de traductions déjà existantes (citons, parmi les premières, celles de François Kérel, Claude B. Levenson, Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Christian Mouze, etc. ou encore, très discutées pour leur parti pris celles d’Henri Abril).
Les comparaisons pourraient bien sûr être objet de discussions. Que choisir entre ce « Je ne crains ni le manque de liaison, ni les blancs. / Je coupe le papier avec de longs ciseaux. / Je colle des rubans frangés. » (Claude B. Levenson) et de Jean-Claude Schneider ce « Je ne crains ni l’incohérence ni les ruptures. / Je découpe le papier comme en longs ciseaux. / Je colle des onglets en guise de frange » ? Question sans doute vaine : la traduction est une poignée de main à chaque fois ré-ouverte et « deux fois la langue » passée vers la retenue « du seuil de l’inhabité dans la langue quand on y sera entré » (Du Bouchet). Ce mouvement, Jean-Claude Schneider, l’a conduit et accompagné impeccablement sur ces 1400 pages, d’une inflexion à l’autre, du vers bariolé de Tristia (1922), livre sous la tutelle des Tristes d’Ovide où « Dans le noir velours de la nuit soviétique, / velours du vide universel, sans fin chantent / les yeux très proches de femmes bienheureuses », aux poèmes du Livre de 28 (dernier paru du vivant de Mandelstam grâce à l’intervention de Boukharine) dont la prosodie est aussi narrative que, parfois, énumérative, voire accumulative : « Arêtes de brochets la patinoire hors gel, / encore dorment les patins dans les couloirs aveugles. // Au canal le potier sur le granit des marches / vendait jadis l’honnête produit de son four rouge. // Passent les bottines, les grises, du bazar, / la peau des mandarines d’elle-même s’enlève. »
La force magnétique de l’écriture tient à cette plasticité et à sa façon de transformer ses motifs récurrents et obsessionnels en les déplaçant pour les révéler sous des angles inédits. Le...
Dossier
Ossip Mandelstam
Fractions et accélérations
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Emmanuel Laugier
Des vitesses de ses proses à la densité infracassable de ses poèmes, Mandelstam ouvre à nos tympans le volume bruissant de son temps.
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