Eshkol Nevo nous fait grimper les marches d’un immeuble résidentiel, quelque part en banlieue de Tel-Aviv, « Bourgeville, îlot de bon sens », ou de « conservatisme mou », à voir, le jugement varie selon les humeurs et états d’âme de qui le porte. La ville est à portée de voiture, de bus, mais ici règne un calme aseptisé. C’est compter sans la réalité qui se masque, derrière les façades lisses, les rideaux bien tirés. Sur un ton badin badinant, comme en passant, sans y toucher, Eshkol Nevo raconte la cage d’escalier silencieuse, les portes fermées. Et ouvre le registre « confession » de ces occupants pas si tranquilles.
Soliloquer, ils savent faire, les protagonistes des trois récits rassemblés ici. Monologues sous couvert de confessions, tous s’adressent à un tiers muet, réel, imaginaire, illusoire, réinventé. L’interlocuteur importe peu ; ce que chacun désire, au plus profond, c’est faire le point, passer aux aveux, purger sa culpabilité. Monologuer pour expurger, en somme.
Premier étage, chez Ayelet et Arnon : monologue, à l’heure du déjeuner, à un ami écrivain (parfaitement silencieux). Arnon, un jour, pour ne pas arriver en retard à sa séance de vélo-fitness, a laissé sa fille chez Herman, le gentil voisin bizarre. Une enfant, un vieillard sénile, une disparition résolue, un retour à la normale difficile pour la petite ; voilà Arnon qui échafaude des théories, toujours plus déviantes. Et justifie au passage son propre adultère, avec la jolie Carine, petite-fille aguicheuse d’Herman et Ruth.
Deuxième étage, chez Hani, dite la veuve, et Assaf : lettre à une amie très lointaine. Puisque son mari n’est jamais là, Hani, hantée par la maladie mentale de sa mère, redoutant à chaque instant de sombrer à son tour, tue seule les longues heures du jour en élevant ses deux enfants. Un jour on sonne à la porte. C’est Eviatar, l’escroc beau-frère séduisant. Alors le monde d’Hani se brouille, tandis que la police rôde. Et elle règle ses comptes à une union malheureuse.
Troisième étage, chez Déborah : confession sur cassettes de répondeur obsolète, à un mari mort. Veuve pour de vrai, Déborah l’ancienne juge d’instruction cherche un sens à son existence solitaire et s’embarque dans les manifs qui font trembler Tel Aviv, « en faveur de la justice sociale et de la régénération du pays ». Sortir, parler, s’exposer. Déborah va affronter son histoire et ses ombres ; retrouver ce fils dont elle n’a plus de nouvelles depuis trop d’années. Bouleverser sa routine ennuyeuse. Revivre.
Ne pas chercher de liens entre ces trois histoires. Il n’y en a pas, sinon ceux que la promiscuité d’un voisinage contraint génère inévitablement. La réussite de cette improbable compilation ? Le ton. Cet art chez Eshkol Nevo de mêler dramatique et drolatique, de passer de l’acide au calme, de jouer l’alternance des dialogues, des tirades à l’emporte-pièce, des retours sur soi intimistes. Il se dégage de Trois étages une énergie, un rythme qui embarquent sans jamais ralentir. Et sous couvert d’anecdotique, Nevo livre une observation fine de la société qui l’entoure, sa vacuité, ses solitudes, ses petits tracas mués en obsessions. C’est Déborah qui le dit : « Sigmund Freud était un homme très intelligent mais (…) : les trois étages de notre âme n’existent pas du tout ! Pas du tout ! Ils existent dans l’espace entre nous et quelqu’un d’autre, dans l’intervalle entre notre bouche et l’oreille de celui auquel nous racontons notre histoire. Et si un tel individu n’existe pas, eh bien, il n’y a pas, non plus, d’histoire. » Métaphore de nos vies, ces trois étages. Et confession aux oreilles bienveillantes, écoutantes.
Julie Coutu
Trois étages, d’Eshkol Nevo
Traduit de l’hébreu par Jean-Luc
Allouche, Gallimard, 320 pages, 23 €
Domaine étranger Histoire à la verticale
novembre 2018 | Le Matricule des Anges n°198
| par
Julie Coutu
Trois étages, une petite copropriété, des voisins discrets : Eshkol Nevo ausculte l’air de rien les tourments de la société israélienne.
Un livre
Histoire à la verticale
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°198
, novembre 2018.