Alors qu’il aura vécu toute sa vie dans un relatif anonymat et une grande précarité économique, la reconnaissance du travail de Mario Levrero (1940-2004) ne cesse de prendre de l’ampleur, aussi bien en Amérique latine qu’en Espagne, principalement depuis la publication en 2005 de son grand livre posthume La novela luminosa (qui sera prochainement traduit en français). S’agissant d’une œuvre aussi singulière, défiant ou se moquant directement des catégories étroites de la littérature et de ce qui est censé être « littéraire », il pouvait difficilement en être autrement, tant elle est de celles dont la secrète cohérence n’apparaît en pleine lumière que rétrospectivement. Elle s’inscrit à n’en pas douter dans ce que l’on pourrait considérer comme une tradition propre aux lettres de l’Uruguay, ce petit pays coincé entre deux mastodontes : un certain goût pour la bizarrerie et pour une lecture idiosyncratique du monde. Que l’on songe par exemple à Felisberto Hernández, ce Proust faussement naïf qui sondait la mémoire pour en tirer des images aussi saugrenues que sensibles, un auteur avec lequel Levrero n’est pas sans entretenir de liens. Tout comme lui, il observe le réel avec une lorgnette inversée à la recherche de signes révélateurs que d’autres, moins perspicaces, laisseraient filer, en n’acceptant pour seul guide que sa propre perception ; tout comme lui, il pratique une forme intense d’introspection qui n’a rien à voir avec l’habituel narcissisme du monde des lettres.
C’est dans la lecture de Kafka que Levrero trouvera la vocation de l’écriture, une tâche qui pour lui s’apparente à une véritable aventure intérieure, alors même qu’il la vit à l’opposé de tout romantisme. Les livres de Kafka furent une véritable révélation, puisqu’il affirmera que c’est en lisant l’auteur de La Métamorphose qu’il sut que l’on pouvait « dire la vérité ». Car c’est bien là le seul objet de son écriture, quelles que soient les formes disparates ou contradictoires qu’elle aura su adopter : la quête d’une vérité qui est le cœur battant de son œuvre littéraire ; une vérité spirituelle, une quête, pour tout dire, de l’esprit, toujours fuyant. Un besoin de creuser derrière le quotidien, derrière les couches superficielles du moi pour atteindre ce qui est enfoui, un monde de symboles, de pulsions morbides ou érotiques, qui n’est pas sans renvoyer à la logique onirique, quand bien même il a toujours refusé d’être catalogué comme surréaliste.
Il faut dire que Levrero était un esprit libre, rétif aux écoles et aux prétentions intellectuelles trop affichées, capable de se nourrir des matériaux les plus sophistiqués (la psychanalyse) comme des plus populaires (les romans policiers, bons ou mauvais, qu’il lisait voracement). Il en a d’ailleurs écrit quelques-uns en se jouant brillamment et avec un humour constant des codes de série B (citons Fauna, traduit en 1993 chez l’éditeur belge Complexe et J’en fais mon affaire, paru en 2012 chez L’Arbre vengeur). Cette...
Domaine étranger Une incessante quête de l’esprit
Cette première traduction d’un des grands textes autobiographiques de l’Uruguayen Mario Levrero est l’opportunité de découvrir un remarquable héritier contemporain de Kafka, qui n’aura cessé d’écrire à la recherche d’une vérité fuyante de l’être.