Retrouvailles après des années de fuite. Pour la première fois, un père parle à son fils. « Comment tu imaginais la vie ? Où es-tu allé pêcher cette idée que tu allais être heureux ? » Autrement dit, boucle-la et bouge-toi. Le fils a dans la quarantaine, il a déjà beaucoup vécu et plutôt mal. Il a les épaules alourdies par son Magnum qu’il ne quitte pas et la tête fracassée par de multiples démons. David Vann, révélation 2010 avec Sukkwan Island, a choisi de nommer le héros de son nouveau roman, ce fils perdu, Jim… Vann. Tout est dit, ou presque, car les Vann, David l’écrivain et Jim le personnage, vont nous emmener sur un chemin sans retour, au cœur d’une fresque hallucinante. Violente, bouleversante. Deux pauvres mots pour dire l’absolue maîtrise de Vann à sonder son monde implacable : son pays schizophrénique, les États-Unis d’Amérique et sa famille non moins ravagée, les deux vont ensemble selon lui. En 2014, à la publication de Goat Mountain et de Dernier jour sur terre, l’auteur, presque serein, pensait en avoir terminé avec l’histoire familiale (Lmda N°157). Le voilà pourtant récidivant avec un talent monstrueux, plongeant dans ses propres entrailles, épluchant l’âme de ses parents, de son ex-femme, de son ex-petite amie, de son frère cadet. Tous sont citoyens américains, tous fervents défenseurs de l’american way of life. Tous assujettis à une folie qui n’en porte pas le nom et qui se fonde sur la religion (diablement rigide), les armes (pour la chasse mais pas que), le sexe (forcément dépravé), l’argent, la réussite… Un univers clos, étouffant, où règnent en maîtres l’hypocrisie et le mensonge.
Jim a fui en Alaska et revient chez les siens, en Californie, accomplir ses adieux. Il n’a qu’un seul projet, un seul désir, en finir avec cette comédie sournoise – la vie –, en finir avec la douleur, et il l’annonce, le serine non-stop. Sur les conseils d’un psy, il est surveillé de près par son frère Doug, un ange gardien doté d’une étrange candeur malgré l’ambiance délétère. Jim, shooté à mort pour dépression, rejette la camisole chimique, cherche sa vérité. Il remonte le temps, s’emploie à identifier méthodiquement les failles qui ont fait de lui cet être suicidaire – ou trop lucide.
Père renfrogné, mère bigote, fascination pour les armes encouragée par la Constitution américaine, sexualité bazardée, amours déchues, forfaitures d’État… Avec son Poisson sur la lune, David Vann radiographie en écrivain le mal américain dans ses moindres repaires. Il le fait de sang-froid, plus coriace encore qu’un Truman Capote, plus David Vann que jamais. Il ose une narration limpide construite sur le fil du rasoir, jouant sans répit du suspense. Lui a qui fait de la littérature « sa religion » stigmatise l’enfer sur terre, le sien, celui des autres. Et nous donne à penser que le suicide, loin d’être échec final, est avant tout une histoire de lutte, une histoire de dignité. Dangereuse la littérature ?
Martine Laval
Un poisson sur la lune, de David Vann
Traduit de l’américain par Laura Derajinski, Gallmeister,
286 pages, 22,20 €
Domaine étranger Amérique, ma douleur
février 2019 | Le Matricule des Anges n°200
| par
Martine Laval
L’auteur de Sukkwan Island passe une fois encore au scanner les liens tortueux d’une famille américaine (la sienne). Magnifique et implacable.
Un livre
Amérique, ma douleur
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°200
, février 2019.