La Contrée de Ben Metcalf n’est pas peuplée de hobbits. Elle est peuplée d’Américains. Certains, natifs, y cultivent du maïs et on ne sait quoi, quand ils ne chassent ou ne prient pas, les autres s’y installent, poussés par un irrépressible besoin de « vivre mieux ». La ville était déjà dans les années 1970 un repoussoir. Preuve que l’idéologie et le bourrage de crâne frappent chaque individu là où il y consent, les parents Metcalf, adultes à tendances babacooloïdes, étaient convaincus pour leur part que la nature ferait du bien à leur progéniture et à eux-mêmes. Sous le voile de la fiction, leur fils Ben devenu journaliste new-yorkais leur dit rageusement à quelques décennies de là ce qu’il a pensé de leur « vie meilleure » et du choix d’une campagne désolée pour y installer leur famille…
Dans le comté virginien de Goochland (contrée fictive, comme Yoknapatawpha chez Faulkner), les Metcalf tentèrent un peu naïvement de vivre de la terre au milieu d’une population plus ou moins tarée baignée d’une religiosité dégoulinante et frappée de pathologies mentales variées, y compris dangereuses. Tapissé des petits faits vrais d’une adolescence désolée longtemps remâchée, La Contrée de Ben Metcalf est un fort et grand roman qui, au-delà de la volée de bois vert envoyée aux parents inconséquents, passe comme un rouleau-compresseur sur les conventions. Metcalf est un esprit libre à la plume affûtée : décidé à en finir avec le discours lénifiant voué à célébrer la terre salvatrice, il agonit comme l’aurait fait un Thomas Bernhard les ponts-aux-ânes de la culture officielle et de leurs versions populaires d’une Amérique bénie sur une terre divine servie par un peuple sacré. Frontalement, Ben Metcalf déchiquette le rêve américain dans sa part agraire et met en pièces les prétendues vertus du retour à la nature promu par Thomas Jefferson ou par les successeurs de Thoreau.
« Mon père, peut-être sensible au fait que son arrière-grand-père avait été tué d’un coup de corne par un taureau de l’Illinois peu désireux d’être asservi, et frappé par la misère qui résulta d’une telle erreur de jugement, ne nous mit pas immédiatement en relation avec les vaches, ce pourquoi je lui suis reconnaissant. Pas plus qu’il n’acheta de tracteur potentiellement voué à le clouer sur place avant de le broyer, ou moi, sous son poids, comme c’était arrivé à sa mère, qui avait survécu, et à un ou deux garçons du voisinage, qui en étaient morts. Cela dit, il n’en avait pas les moyens. (…) Nous fûmes soutenus dans cette entreprise par la maison elle-même, qui avait été construite, n’importe comment, au milieu du XIXe siècle, et semblait sur le point de s’écrouler, ce qui n’était pas qu’une impression. Mon père fut finalement contraint de fourrer des crics pneumatiques sous son côté sud (la bâtisse lorgnant le couchant d’un air languide) de manière qu’elle ne s’effondrât pas totalement en nous tuant dans nos lits. » Mû par ses longues et diablement belles phrases, le récit formidable de ce Thomas Bernhard américain est à la fois magnifique, brutal et tranchant, toujours relevé par son humour radical. Metcalf est un ironiste terrible, son premier roman une réussite exemplaire.
Éric Dussert
La Contrée, de Ben Metcalf
Traduit de l’américain par Séverine Weiss,
Post-éditions, 356 pages, 24 €
Domaine étranger Merde à Thoreau !
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Éric Dussert
Explosion de littérature en pleine cambrousse : l’ironie douce-amère du premier roman de Ben Metcalf fleurit pendant sa charge radicale.
Un livre
Merde à Thoreau !
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.