La Griffe du temps : ce que l’histoire peut dire de la littérature
En 1874, Jules Barbey d’Aurevilly fait paraître un recueil de six nouvelles : on ne sait si le titre, Les Diaboliques, désigne les récits ou leurs héroïnes. Toujours est-il que « le volume fut rapidement retiré de la vente sous la menace d’un procès pour immoralité » – nous ne sommes plus au temps du grotesque procureur Pinard mais l’ordre moral, en ces débuts vacillants de la Troisième République, règne encore. La duchesse d’Arcos de Sierra-Leone est une de ces diaboliques : pour se venger de son mari, Grand d’Espagne qui a tué son amant, elle profane son corps – et surtout son nom – dans les marécages de la prostitution parisienne, jusqu’à pourrir, « cariée jusqu’aux os », et mourir à la Salpêtrière, afin qu’éclate le scandale. Le lecteur découvre cette « Vengeance d’une femme » par l’intermédiaire de Tressignies, dandy blasé puis bouleversé, à qui elle s’offre – puis se confie.
Judith Lyon-Caen explore ce « poème étrange et tout-puissant », cette « pyramide de fumier » qui constitue un fascinant « sublime à la renverse » – ces hyperboles étant de Barbey lui-même. Entre archéologie – au sens foucaldien du terme – et ethnologie du quotidien, entre Roland Barthes et Walter Benjamin, elle nous conduit dans ce Paris du mitan du XIXe siècle, celui des grands boulevards brillants des feux du gaz et des ruelles boueuses où nichent les hôtels borgnes. Comment le romancier donne-t-il à voir la réalité dont il fait l’expérience mais qu’il transforme par sa pratique de l’écriture ? Quels sont les objets privilégiés de la métamorphose romanesque et pour quelles raisons ? Les questions abordées ici sont vastes et essentielles – voici quelques précisions en guise d’introduction.
Judith Lyon-Caen, au seuil de votre livre, vous déclarez que les historiens s’intéressent parfois aux « entours » mais rarement au texte littéraire en tant que tel, véritable « boîte noire ». Qu’entendez-vous par là ?
La littérature est d’abord un ensemble de faits sociaux qui ont une histoire : on n’a pas écrit, publié et lu de la littérature en tout temps et en tous lieux. Les historiens s’intéressent de ce fait à l’émergence et aux formes variables de ce qui est appelé « littérature » : la littérature, ce sont des activités sociales (d’écriture, de publication, de lecture, de commentaire, d’enseignement), des corpus d’écrits que l’on désigne, que souvent l’on valorise (ou que l’on dénigre), sous ce nom de littérature, des institutions – l’école, l’université, les prix littéraires – qui la font exister, etc. Quand on approche la littérature comme un phénomène social et historique, on n’en reste pas moins, souvent, très à distance du « texte » comme univers. Là commence le territoire des études littéraires, de la critique, de toutes les formes de lecture. Toutefois cette séparation entre le texte comme monde clos, « boîte noire » de la création (le terme est de Barthes), texte à lire pris dans l’histoire mais résistant à l’histoire (même si on...