Le 28 novembre 1941, à l’âge de 23 ans, sur décision de son père, Rosemary Kennedy subit une lobotomie en raison de troubles de l’humeur et du comportement, impensables au sein d’une famille catholique qui se veut exemplaire à tous points de vue et dont le destin semble définitivement tracé : diriger le pays. Cette opération, ratée, la laissera handicapée mentale jusqu’à la fin de ses jours, recluse dans une institution religieuse où elle mourra en 2005. Rosemary est la sœur de John Fitzgerald, Robert et Ted Kennedy ; entre autres, puisqu’ils furent neuf enfants issus du patriarche Joe Kennedy et de sa femme Rose. Et pendant toute sa vie, le clan Kennedy s’efforça de dissimuler cet épisode honteux, parlant de Rosemary comme d’une institutrice exerçant quelque part dans le Wisconsin. Ou bien évoquant, à partir de l’élection de John Fitzgerald à la présidence de la République, ce qui deviendra la version officielle, une déficience mentale contractée à la naissance : « C’est au cours de la livraison :/c’est là, selon toute apparence/qu’elle a été endommagée - » Dans tous les cas, un fait peu glorieux et qui fait tache dans la success story du clan Kennedy. Mais qu’importe : la devise de Joe, transmise à ses enfants, était : « L’important n’est pas ce que l’on est mais ce que l’on paraît ». Et il semble que les parents de Rosemary lui reprochaient surtout son goût pour la fête, la vie et les garçons, au détriment de l’image du clan et d’un avenir dont elle semblait se moquer.
« Que faire d’une fille sans tête dont le corps n’en fait qu’à sa tête. » Telle fut la problématique de la famille Kennedy concernant Rosemary. Aujourd’hui, Dorothée Zumstein s’empare de cette histoire, cette petite histoire, pour la confronter à la grande. La forme choisie par l’auteure nous éloigne du documentaire ou du classique biopic. C’est une histoire comme on la raconterait à des enfants. Un conte. Charmant, léger, et dont l’héroïne au destin tragique semble encore courir dans les champs.
C’est La Voix de l’Amérique qui raconte : « un personnage à part entière. Il est donc préférable qu’elle soit dotée d’un corps et que ce corps soit celui d’une femme. » (La Voix de l’Amérique est aussi le nom de l’organisme officiel de diffusion radio et télévision du gouvernement américain.) Son récit est entrecoupé de duos qui viennent illustrer ses propos comme les images d’un album : duo des dollars, celui des nounous, la rumeur, les reporters, les nonnes, les maris désemparés, etc. Des petites scènes courtes aux dialogues rythmés et rimés qui stéréotypent les personnages avec beaucoup d’humour. Il y a aussi des chansons, ou des scènes qui semblent écrites pour être chantées (le texte était au départ un livret d’opéra). Mais comme tous les contes, celui-ci a sa face cachée, l’horreur dissimulée derrière les fleurs et les chants d’oiseaux. Et la troisième partie de la pièce s’attache à Walter Freeman, l’inventeur de la lobotomie transorbitale, un véritable « héros » lui aussi, qui parcourait les États-Unis dans un autocar pour pratiquer des lobotomies en série. Employée également pour « soigner » l’homosexualité ou les femmes « frigides », « elle calmerait les agités, revigorerait les léthargiques, rendrait le sourire aux suicidaires, des couleurs aux anémiés et l’espoir aux familles des patients ». Et puis, « Pourquoi diable les enfants/n’auraient-ils pas droit eux aussi/aux incontestables bienfaits/de la lobotomie ? » Mais l’auteure ne s’en tient pas au cas de Rosemary.
Partant de cette histoire particulière, elle met en évidence le besoin d’une société de traquer, de corriger, de rectifier ce qui n’est pas conforme, ce qui est déviant, rebelle ou qu’elle ne comprend pas. Il faut « guérir » l’autre, ou bien le faire disparaître. Derrière la lumière et l’image d’une Amérique jeune, généreuse et souriante, emmenée vers un avenir radieux par la statue de la Liberté, elle dévoile la part d’ombre et d’horreur suscitée par l’envie de réussir. Et la médecine, dans sa prétention à vouloir tout guérir, tout savoir, tout maîtriser, a parfois joué avec la vie des gens, utilisant les malades comme des cobayes. La dernière scène nous laisse entrevoir comme un fantôme une jeune fille courant dans la nuit, « une jeune fille longtemps enfermée/longtemps empêchée de sortir/une jeune fille un peu coquette/qui épingle des fleurs à ses robes… »
Patrick Gay-Bellile
Patiente 66 (Une lobotomie américaine), de Dorothée Zumstein
Quartett, 112 pages, 12 €
Théâtre Pas la tête de l’emploi
juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205
| par
Patrick Gay Bellile
La statue de la Liberté dissimule un secret sous ses jupes, la Patiente 66. Il faut « guérir » l’autre, ou le faire disparaître.
Un livre
Pas la tête de l’emploi
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°205
, juillet 2019.