Aharon Appelfeld : mémoire et murmure
En 1939, Aharon Appelfeld se prénomme encore Erwin. Il a 7 ans, ses parents font partie de la bourgeoisie juive de Cernauti, puisque tel est le nom, alors, de la vénérable, de la majestueuse Czernowitz d’hier. Cette petite Vienne est en effet, depuis plus d’un siècle, la capitale de la Bucovine. Cette région, grande comme la Gironde, annexée par l’Autriche en 1774, incorporée à la Galicie en 1786, fut une des marches de l’Empire austro-hongrois – mais la Roumanie, se retrouvant en 1919 dans le camp des vainqueurs, s’en est emparée. Erwin, cependant, comme ses parents, et comme nombre de leurs concitoyens, continue à arpenter la Postgasse, à donner des rendez-vous sur la Ringplatz : même si, en classe, la langue roumaine lui est imposée, c’est en allemand qu’il dialogue en famille, c’est en allemand, sans doute, qu’il réfléchit et rêve. En ces confins, peuples et langues se mêlent : à la maison, nourrices et servantes, ukrainiennes, prennent soin de lui en ruthène, quand il se rend, pour les vacances, dans les montagnes proches, chez ses grands-parents, c’est en yiddish que ceux-ci l’accueillent, et, quand il y accompagne son grand-père à la synagogue, ce sont des sons inhabituels, graves et magiques, sacrés, qu’il entend sans les comprendre : l’hébreu. La Bucovine et la Galicie sont en effet, depuis des siècles, le cœur battant du yiddishland : à quelques kilomètres de Czernowitz, Sadagura est un haut lieu du hassidisme, où les pèlerins se pressent auprès d’une lignée de rabbins miraculeux. À Czernowitz se croisent et s’affrontent parfois Juifs pieux et sionistes ou communistes du Bund, la Haskala (ainsi appelle-t-on les Lumières juives) y a depuis longtemps ses partisans : les parents d’Erwin se sont détachés de la foi de leurs ancêtres, c’est à peine s’ils accordent encore quelque importance au shabbat, à la Pâque… La vie intellectuelle est florissante : l’université est une sorte de forteresse de briques rouges, théâtres et cafés bruissent de discussions infinies, les aînés juifs d’Erwin se nomment Paul Celan ou Rose Ausländer – et Gregor von Rezzori y vit une jeunesse qu’il saura ressusciter dans L’Hermine souillée ou… Les Mémoires d’un antisémite.
Depuis quelques années, en effet, la Roumanie est devenue « une immense usine à fabriquer de l’antisémitisme », ainsi que le diagnostique Mihail Sebastian dans son terrible Journal : les nationalistes roumains rêvent, comme les nazis, de se débarrasser de leurs Juifs – et la Garde de fer n’a rien à envier aux voisins nazis. Selon ces légionnaires, il est temps de passer de la tradition des pogroms à une mise à mort bien plus industrielle. La guerre approchant, le chant de ces sirènes exterminatrices a de plus en plus de succès : Mircea Eliade et Emil Cioran, un temps, se laissent charmer. Mais en juin 1940, du fait des clauses secrètes du Pacte germano-soviétique, c’est entre les mains des Rouges que tombe la ville. Certains, qui rêvaient hier du paradis des travailleurs, s’en réjouissent...