Elle a de l’allure, la postmodernité. Une allure apocalyptique, alors que Jérôme Meizoz s’interroge, entre chroniques et portraits, entre satire et mélancolie, sur le devenir des chimères du progrès et de la croissance. La première chronique est celle de la mort de la mère. Malgré la confiance du père en la médecine et ses avancées, l’enfant qu’est alors l’auteur se voit forcé de constater que « Dieu, sur son nuage, a bel et bien laissé mourir (sa) mère ». Les naïvetés du père et de l’enfant se confondent, de Dieu ou de la modernité, difficile de savoir qui a trahi en premier. Les chroniques suivantes, treize au total, renseignent sur l’« élan moderne » qui s’empare de la Suisse à partir des années 1970. Elles sont entrecoupées de portraits d’« Anges » – une maîtresse d’école, un cultivateur, un abbé, un ami d’enfance – qui incarnent, chacun selon des modalités différentes, le temps révolu de l’abandon insouciant au progrès. « La technique nous apportait chaque saison son lot de promesses. » Et les objets de se multiplier, les télévisions de s’allumer dans les foyers, les voitures de se garer devant les maisons. Jusqu’à l’inauguration du premier centre commercial du pays, en 1976. Malgré la mort de son épouse, le père annonce à son fils que la médecine aura bientôt éradiqué toutes les maladies humaines.
Mais le constat du narrateur est sans appel : à l’enthousiasme de ces années s’est substituée la morosité, à l’image de l’autoroute du Rhône qui ampute une partie du terrain familial – les abricotiers de la mère sont rasés. Le paysage de l’enfance est devenu une « vallée alpine irriguée au goudron ». Les résistances des producteurs locaux et des écologistes n’ont pas eu raison de la nécessité de relier le Haut Val au reste du monde. Jérôme Meizoz livre alors sa version de la fracture qui sépare la croissance triomphante de l’avilissement qui lui succède dès les années 1980. Entre récit intime et littérature sociale, dans un entre-deux d’équilibriste qui n’est pas sans rappeler Annie Ernaux, il témoigne. Sur la dépouille des illusions d’une génération, il dépose des tracts, des extraits de discours politiques et les portraits qu’il dresse de ses personnages-anges. La brisure historique et sociale dont il a été contemporain prend peu à peu la forme d’un péché. Dieu clôt en effet presque toutes les chroniques de sa silencieuse indifférence et de son absence de réaction. Non seulement il a laissé mourir la mère de son cancer du sein, mais il ne s’émeut pas non plus de la construction de l’autoroute du Rhône qui défigure la vallée. Comment s’étonner alors que les Églises se vident inéluctablement de leurs fidèles ?
Le Créateur n’a pourtant pas négligé la Suisse ; le témoignage de la croissance effrénée se double d’un hommage à la splendeur stupéfiante du Valais. À la beauté des paysages qui l’ont vu naître et dont l’auteur est charnellement solidaire répond l’émergence progressive de l’inquiétude écologique qui commence à mettre en mouvement ses premiers militants. « En mai 68, il y avait de l’espoir. En 1980, il n’y a que le désarroi, l’impuissance. » Ces chroniques ne sont pourtant pas celles de l’abattement ni de la nostalgie. Certes les évocations régulières de Dieu finissent par se faire litanies désabusées, mais à chaque chronique succède le portrait d’un ange chargé de dire la douce désuétude du passé. Et son ambivalence, aussi. L’auteur est évidemment, comme ses contemporains, fils abandonné du Père. Il aura cependant accompagné le sien dans ses derniers instants, l’aidant à compléter ses mots croisés. Son père mort, il photographie ses mains épaisses et laborieuses, ses mains de mécanicien qui ont vécu pour réparer, fixer, maintenir les objets en vie. De « vraies pattes d’ours ». Sont-elles si différentes, les mains fines de l’écrivain ?
Sophie Benard
Absolument modernes !,
de Jérôme Meizoz
Zoé, 160 pages, 16 €
Domaine français Ces années de promesses
octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207
| par
Sophie Benard
Entre récit intime et littérature sociale, le Suisse Jérôme Meizoz se fait l’observateur caustique des Trente Glorieuses – et du progrès triomphant.
Un livre
Ces années de promesses
Par
Sophie Benard
Le Matricule des Anges n°207
, octobre 2019.