Outre qu’il a la curiosité nomade, Gérard Macé a l’art de faire d’un détail l’embrayeur d’un désir, d’un mouvement de recherche mêlant plaisir du récit, précision de la connaissance et joie de la découverte. Les six essais que regroupe Le Navire Arthur sont nés d’une note lue dans Le Miasme et la Jonquille d’Alain Corbin, à propos d’un fait historique, l’arrivée au large de Pointe-à-Pitre, en 1821, d’un navire nommé Arthur – transportant de la poudrette, c’est-à-dire de la matière fécale desséchée, réduite en poudre et utilisée comme fertilisant – dont tout l’équipage était mort ou malade, incapable donc de manœuvrer ce qui était devenu un vaisseau fantôme. Une note renvoie alors aux travaux d’un médecin hygiéniste, Parent-Duchâtelet, qui a voulu comprendre les raisons de cette épidémie.
En suivant le parcours de l’enquête menée par ce médecin, c’est aux notions de propre et de sale, de pur et d’impur que nous confronte Gérard Macé. Que faire de nos déchets et de nos déjections ? Comment s’en protéger, éviter que la propreté se transforme en pureté puis en justification de l’ostracisme ou des pires tueries ? Une réflexion qu’il développe en s’intéressant au parcours de deux autres médecins hygiénistes. Celui du docteur Adrien Proust, dans sa lutte contre la peste et le choléra – Adrien Proust, qui eut deux fils : l’un qui devint médecin comme lui, et l’autre, Marcel, qui est devenu « le plus célèbre patient de la littérature », un fils qui ne chauffait pas sa chambre « pour éviter les poussières du charbon », qui, tout ami des fleurs qu’il était, les laissait sur le palier « pour se protéger de leur parfum », et qui, par peur de la contagion, passait dans une machine à vapeur les lettres de ses correspondants – et celui du docteur Destouches, qui fit de l’hygiène une marotte, depuis sa thèse sur la vie et l’œuvre de Semmelweis, le médecin hongrois qui combattit la fièvre puerpérale dont étaient victimes les accouchées, jusqu’à la conception de son style, voulu pour s’opposer au français académique, jugé trop propre, trop décanté, « moulé, oriental, glissant comme la merde » – étrange délire où « le propre est le sale ».
De fil en aiguille et de rapprochements surprenants en correspondances secrètes, ce voyage-réflexion autour de ce qui s’abîme, pollue, menace, nous conduit aux pages que Pierre Gascar, dans Le Présage, consacre aux lichens et à la lèpre qui ronge les murs de Venise, nous emmène au Japon – celui de l’Éloge de l’ombre, de Tanizaki, célébrant les toilettes comme haut lieu de la civilisation – pour revenir aux lieux d’aisance tels que l’auteur les a connus chez sa grand-mère paternelle, « une guérite en bois dont la porte fermait mal, une planche trouée faisant office de siège », un endroit peu hospitalier où il s’attardait pourtant « à cause des journaux qui servaient de papier toilette, et qui faisaient de l’endroit un cabinet de lecture ». C’est que, chez Macé, le savoir se conjugue avec l’intime, et permet de retrouver le temps perdu de l’enfance.
N’ignorant pas qu’avec le plastique et le nucléaire, la nature « ne reprend pas ce qu’elle donne, pour le transformer avant de le redonner », Gérard Macé refuse pourtant le catastrophisme. Au contraire, il montre – et c’est l’une des vertus de la littérature - que la splendeur et la malédiction peuvent aller ensemble, que « l’enchantement n’empêche pas la pourriture et la côtoie souvent », que la pourriture peut être noble, comme celle qui fait l’excellence de certains vins. Un livre qui s’achève sur le rôle essentiel des métamorphoses « sans lesquelles la vie ne pourrait triompher ».
Richard Blin
Le Navire Arthur et autres essais,
de Gérard Macé
Arléa, 102 pages, 15 €
Essais L’homme est un boyau pensant
mars 2020 | Le Matricule des Anges n°211
| par
Richard Blin
À l’heure où les déchets s’accumulent et où les maladies refont surface, Gérard Macé nous met en garde contre un hygiénisme qui peut se transformer en eugénisme.
Un livre
L’homme est un boyau pensant
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°211
, mars 2020.