Écrit en miroir d’une vie qui se fait au jour le jour, le journal relève d’une entreprise de restitution du réel autant que de la conversation avec soi-même. Mais que l’on y geigne, y jubile, y panse ses plaies ou que l’on s’y vide du trop-plein de ses émotions, c’est toujours d’humeur qu’il s’agit. Surtout s’il est rédigé par un homme jugé peu fréquentable, un écrivain « dérangeant », catholique de surcroît, et qui écrit sur le monde rural, comme Richard Millet.
Couvrant la période allant du 1er janvier 2000 au 17 août 2003, le tome 3 de son journal témoigne d’une vie qui va dans le sens d’une marginalisation, d’une rupture. L’auteur, qui va avoir 47 ans et « fait » l’éditeur chez Balland – il y accomplit un travail de réécriture « à des degrés divers, sur presque tous les manuscrits… » – y apparaît très affecté par l’échec de Lauve le pur, jugé politiquement suspect par les « vigilants », et écrit « non seulement contre l’époque, mais aussi peut-être contre les lecteurs qui ont aimé les Pythre et les Piale ». Millet marine dans la dépression, ne joue plus de piano. « Il y a chez moi une espèce d’indifférence qui gouverne ma vie en profondeur et qui relève de la maladie autant que de la vanité de toutes choses. » Il lutte contre des pulsions de mortification, boit trop de whisky, vit sous tranquillisant tout en cherchant à se tenir « dans une pliure frémissante de la langue ».
Mais comment continuer à écrire avec, à l’esprit, l’idée que la littérature est en train de mourir ? C’est là qu’est tout l’intérêt de ce journal qui met au premier plan le moi-écrivain aux prises avec la réalité sociale, l’aplatissement linguistique et une époque de plus en plus inquisitrice, obligeant « à se soumettre ou à entrer dans une logique de guerre ». Journal d’un corps qui ne peut que constater l’impossibilité de mener de front une œuvre littéraire et une vie de famille. « L’écrivain est un monstre. Comment en sortir ? Pourquoi les femmes ne tiennent-elles pas compte de la dimension forcément dévorante de l’écriture ? »
« Aimer mes semblables ou bien la loi qui m’oblige à les aimer et qui me protège de ma propre haine ? »
Artiste au sens nietzschéen – « celui qui dit oui à tout ce qui est problématique et trouble » – Richard Millet, qui n’est que littérature, a le sentiment « d’être bête, moche, coupable », et pour qui la puissance sexuelle de la beauté est « une forme de l’enfer ici-bas », ne cache rien de la lutte acharnée qu’il doit mener contre lui-même, contre les gouffres de l’angoisse, contre « un classicisme intemporel et faisandé, voire maniéré, et cet appareil syntaxique qui vise l’excès de l’épuisement de la phrase ». Car en dépit des vanités mondaines, des combats à mener pour trouver sa place dans une maison d’édition (particulièrement édifiantes sont les allusions au « maquereautage » littéraire, à ses combines et ses règlements de comptes sur fond de déclin de la langue et d’euphémisation du réel), et par-delà les rencontres, déjeuners, tournées promotionnelles – Allemagne, Pologne, Suède, Québec, Tunis, Damas, sans oublier les nombreux voyages au Liban – Richard Millet écrit, poursuit son œuvre. On suit l’élaboration du processus créatif, le rythme des réécritures – souvent quatre. On voit naître La Voix d’alto, le « roman de Siom », son livre des morts limousins – « autant qu’un roman familial, un essai sur moi-même, une autobiographie imaginaire, et une réflexion sur le roman, l’écriture, le temps. Un texte hanté par la mort, les fantasmes, le corps, la disparition, la langue, la virginité, la pureté – tant de choses inaudibles, aujourd’hui » –, et s’achever Le Renard dans le nom.
Un journal où s’égrène le nom des morts – Lamarche-Vadel, Louis-René des Forêts, Roger Laporte, Du Bouchet, Klossowski, Bourdieu (« rien lu de lui »), Borel, Blanchot… – et que traverse une tension perpétuelle et douloureuse, celle que l’auteur affronte au prix d’une folie latente, l’écriture étant à la fois ce qui l’en garde et ce qui l’en approche. Journal d’un homme dévoré par l’écriture, un quasi-fantôme incapable de vivre vraiment, ressassant le passé et n’attendant guère de l’avenir. D’un désespéré lucide – « aimer mes semblables ou bien la loi qui m’oblige à les aimer et qui me protège de ma propre haine ? » –, vachard – « Il y a par moments, dans la pensée de Quignard, une opacité rhétorique qui fait songer non pas à de l’obsidienne ni à un éclat de nuit mais à un pruneau si sec qu’on aura beau le garder dans la bouche, on ne l’amollira pas, n’en atteindra pas le noyau » – et d’un éternel « mendiant amoureux » : « Les jeunes beautés me clouent à moi-même ». D’un écrivain enfin qui est un peu la somme de tous ses personnages, et dont l’œuvre est immanente à sa vie.
Richard Blin
Journal (2000-2003) tome 3,
Richard Millet, Pierre-Guillaume de Roux,
320 pages, 25 €
Domaine français L’angoisse de hamlet
mai 2020 | Le Matricule des Anges n°212-213
| par
Richard Blin
Dans le tome 3 de son journal, Richard Millet va au plus nu, de ce que sont l’écriture et l’époque. Une vie dans l’envers de la vie.
Un livre
L’angoisse de hamlet
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°212-213
, mai 2020.