Après Le Démon de saint Jérôme, ce fol en livres, traducteur de la Bible en latin, c’est le secret des bibliothèques et les marges de tout ce qui vit autour du livre, qu’explore Lucrèce Luciani. Sous l’égide de Verlaine, dont les poèmes de Biblio-sonnets examinent les deux faces – la lumineuse et la macabre – de la chose livresque, son nouveau livre s’organise en résonance à trois tableaux (reproduits en couleur).
Le premier, La Bibliothèque du couvent ou Moines dans la bibliothèque, d’Alessandro Magnasco, montre, dans ce lieu d’étude et de savoir qu’est une bibliothèque, des moines dans des postures extravagantes. Désœuvrés, tordus – « du Greco déjanté » – et comme en proie à un mal inconnu, ils semblent obéir à une force qu’ils ne peuvent éluder. Pour comprendre, il faut entrer dans cette bibliothèque. « J’arrive toujours à pénétrer dans une bibliothèque que je concupisce. » Et comme par osmose avec « l’esprit » de ce tableau, notre guide en devient la manifestation démoniaque : « Je m’appelle Acédia. » Le « démon de midi », c’est elle. Fléau pire que la peste, elle s’insinue dans l’âme des moines, exacerbant les désirs, multipliant fantasmes et tentations. « Je les chavire, je les rends perdus à jamais, je les mets dans leur impossible amour, les plongeant dans l’intenable de leur foi. » Après sa victoire sans partage dans les déserts chrétiens, c’est maintenant dans la bibliothèque qu’elle exerce son empire.
Un autre tableau, Le Bibliothécaire, l’homme-livre, de Giuseppe Arcimboldo, est l’occasion d’une dérive orientée dans les marges de tout ce qui gravite autour de cet objet vivant qu’est le livre. Du dos aux nerfs, il a son anatomie et peut même devenir « doublement vivant sous la main ardente » (Char). Et Lucrèce Luciani de suivre la piste de son enfance où elle savait que « musarder en bibliothèque est même chose que de marcher en forêt ». Comme les arbres dont ils viennent, les livres nous voient. Mieux, ils savent quel genre de lecteur nous sommes. Ils séduisent les bibliophiles, affolent ceux qui les dévorent, rendent malades les bibliomanes et leur besoin d’accumulation, suscitent ces « fureteurs infatigables qui restent debout des journées entières, au soleil, l’été, à la bise, l’hiver, remuant la poudre de ces nécropoles de bouquins qui garnissent les parapets des quais » (Théophile Gautier).
Mais le livre, qui est fait pour circuler, a aussi ses geôliers et ses équarisseurs, à commencer par ceux qui les enferment dans des caves ou des placards aveugles : les « bibliotaphes », les « enterreurs de livres ». Et puis il y a le fripier de livres, celui qui les dépèce pour récupérer les gravures, la peausserie, pour la cordonnerie, et le papier pour les épiciers, qui en font sacs et cornets. Sans oublier la pratique contemporaine du « désherbage » qui consiste éliminer des livres, et celle du pilonnage. Des mises au tombeau, « de la pure bibliotaphie », qui est aussi à l’origine d’une autre folie due à Katie Peterson, artiste norvégienne qui, en 2014, a convié des écrivains à enterrer, pour cent ans, leurs manuscrits prêts à l’édition. Cela s’appelle « La Bibliothèque du futur », et un millier d’épicéas ont été plantés qui serviront de pâte à papier pour la publication de ces morts vivants, en 2114.
Enfin, devant La lectrice soumise, un tableau de Magritte représentant une femme, les yeux exorbités face à un livre déployé dans ses mains, c’est elle que Lucrèce Luciani croit voir. « Elle est mon ekphrasis, pour le meilleur et pour le pire. » Ekphrasis – qui est l’art de transposer un tableau en mots – qui nous vaudra le « portrait en personne de Littérature », celle que Flaubert exhibait comme sa « vérole constitutionnelle ». Richard Blin
Trois Biblio-choses, de Lucrèce Luciani
La Bibliothèque, 112 pages, 14 €
Essais L’ombre des bibliothèques
mai 2020 | Le Matricule des Anges n°212-213
| par
Richard Blin
Quand Lucrèce Luciani nous emmène dans les confins inconnus du livre.
Un livre
L’ombre des bibliothèques
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°212-213
, mai 2020.