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En grande surface Testée positive

novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218 | par Pierre Mondot

Léna Situations ? L’auteur inconnu qui surplombe le palmarès des ventes intrigue. Le patronyme fleure l’alias mais prudence, il y a quinze jours, on en disait autant de la Nobel Louise Glück. Toujours plus ! +=+ s’intitule l’ouvrage plébiscité. Situations… Une couverture jaune… Un émule tardif de Guy Debord, excédé par une énième hausse de la redevance ? Un brûlot qui dénoncerait le piètre spectacle de la société du même nom ?
Tout faux : derrière cette identité conceptuelle évolue une blogueuse de 22 ans pistée par un million et demi d’abonnés sur Youtube. Une influenceuse, donc. Le mot, en dérivant du psychologique au commercial, s’est délesté de sa connotation chafouine. Il ne désigne pas comme attendu un mauvais génie mais seulement une vedette des réseaux sociaux. Dans le cas de Lena Mahfouf (son vrai nom), le substantif peut conserver son acception initiale et s’entendre comme un synonyme de manipulatrice : les vidéos dans lesquelles la jeune femme met en scène son intimité incitent l’internaute à consommer. Un recourbe-cils, un sac ou une destination touristique. Un portrait paru dans Libé confirme cette interprétation en révélant la profession du père. Monsieur Situations fut marionnettiste. Une vocation familiale, donc.
Toujours plus ! L’énoncé semble doué d’une mystérieuse force illocutoire : quarante ans auparavant, François de Closets s’était enrichi à pareille enseigne. Mais la formule ne doit pas se lire ici comme le commentaire écœuré d’un honnête citoyen face à l’accroissement des inégalités. Plutôt comme un cri de ralliement heureux au capitalisme, la devise de l’auteure, le slogan par lequel elle invite ses influencés à se montrer optimistes quoi qu’il arrive (et quoi qu’il en coûte). C’est également le sens de l’étrange formule qui accompagne le titre, « +=+ », le positif « aimante » le positif. La jeune femme s’est donc choisi la tautologie pour blason. Au point de se tatouer l’équation sur le poignet (avec le mot « Bo $$ » sur le revers de la lèvre).
L’ouvrage de Lena Mahfouf propose de nous aider « à parvenir à une meilleure version de nous-même ». Vaste programme mais pas de panique, dès l’introduction, l’auteure rassure son public : « Promis, ce sera rapide. Je ne suis pas Proust. » Se succèdent ainsi de courts textes, entrecoupés – les lecteurs de moins de 20 ans réclament des respirations – de photographies ou de pages vierges sur lesquelles chacun peut apposer ses propres réflexions : « Note ici toutes les bonnes actions ce que tu pourrais entreprendre pour dire merci à la vie. »
D’un point de vue théorique, ça démarre assez fort avec « le triangle de Karpman », grâce auquel tu pourras isoler les « amis toxiques » de ton entourage. La trigonométrie demeure approximative mais en gros, il faut exclure les pénibles qui se permettent des remarques désagréables. Ceux qui te jugent. Ici se tient la suprême offense : « Ne sois pas dans le jugement. Imagine si on te jugeait sans arrêt. » Mais oui, imagine. Ton meilleur pote tchétchène te demande de l’accompagner en voiture dans un collège de la région pour faire la peau à un enseignant et toi, odieux, tu le juges ? Tu me dégoûtes, et tu hors de ma vue car il est probable qu’Abdullak traverse une période difficile et tu dois avant tout te montrer bienveillant, quitter ta zone de confort et manifester un peu d’empathie envers ceux qui n’ont pas eu la chance de passer le permis de conduire.
On l’aura remarqué, Lena tutoie son jeune (et hypocrite) lectorat. Et suivant une tendance de l’époque, utilise fréquemment la deuxième personne comme marque de l’universel : « J’ai découvert (…) que quand tu te sens bien, tu dégages une énergie qui attire les gens. » Où le « tu » ne semble rien d’autre qu’un « je » tourné vers lui-même, pour l’équivalent d’un selfie énonciatif. Comme Kim Kardashian ou Emmanuel Carrère, Lena Mahfouf ne vit pas mais récite son existence : du petit-déjeuner au coucher, chaque micro-événement du quotidien devient le prétexte d’une narration, et donc d’une réclame. Et pour y ajouter un contre-champ, elle forme un couple avec Seb la Frite, un collègue blogueur.
Mais en réalité, Lena se hait et voudrait disparaître. Se désincarner. Le « Toujours plus ! » dissimule mal un « Toujours moins ! » Celle qui martèle l’importance d’être soi-même aspire à s’évanouir dans cette autre, cette poupée aux yeux de biche likée par ses fans dans l’éther d’Instagram. Au cœur du livre, entre deux boniments bienheureux, un aveu sonne comme un appel à l’aide : « Quand je fais mes crises d’anxiété, c’est généralement le matin, je me sens tétanisée, bloquée dans mon lit, ça peut être passager ou durer plusieurs jours. »
Notre président a raison : « Il n’est pas facile d’avoir 20 ans en 2020. » Mais bon, on va pas juger.

Pierre Mondot

Testée positive Par Pierre Mondot
Le Matricule des Anges n°218 , novembre 2020.
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