Au début du XXe siècle, on se plaît à rêver d’un monde dont on dresserait l’inventaire et dont on achèverait la clôture. Seuls quelques territoires n’ont pas été foulés par l’homme. C’est le cas du pôle Nord. Blanc, silencieux, hostile, d’une température moyenne annuelle de -37 °C, il est un point perdu au milieu de l’océan Arctique et si notre imaginaire conçoit tous les obstacles auxquels les expéditionnaires se confrontèrent, la réalité est encore plus fracassante.
Il aura fallu sept tentatives à Robert Peary pour planter le drapeau américain dans la banquise. Le 6 avril 1909 à 10h30, un blizzard féroce lacère les visages, cinq hommes posent au pied d’une congère sur laquelle flotte la bannière étoilée. C’est Peary lui-même qui immortalise l’instant dans le même temps qu’il semble remercier ceux sans lesquels il n’aurait pu accomplir son exploit. Quatre esquimaux et le compagnon de route de Peary depuis vingt ans, l’Afro-Américain Matthew Henson. Sauf que passe encore qu’un Noir figure sur le cliché mais de là à le hisser (le premier) au sommet du monde, moins de cinquante ans après l’abolition de l’esclavage, voilà qui dut heurter l’Amérique ségrégationniste !
Journal d’un explorateur noir au pôle Nord paraît en 1912. Il est l’autobiographie d’Henson. Mais il s’agit moins d’un récit de voyage sur le toit du monde que d’un témoignage visant à mettre fin à une polémique opposant l’explorateur Cook, revendiquant la primauté de la découverte du pôle, et le commandant Peary. Celui qu’on présente comme le « valet noir » de Peary se lance dans l’aventure éditoriale et restitue à la conquête de l’Arctique sa densité historique, jour après jour.
On y découvre qu’Henson, né libre dans une famille modeste du Maryland, s’engage comme marin à 14 ans. Dix ans plus tard, il rencontre Peary qui l’embarque dans ses expéditions car Henson y est un assistant à la polyvalence précieuse. « Je m’adonne constamment à la menuiserie, à la couture, à l’entraînement des chiens ainsi qu’aux métiers de barbier et de traducteur auprès des esquimaux ». Et lorsque le commandant lui ordonne de débarquer deux esquimaux, « ces deux gaillards ayant revendiqué l’idée de droits et de privilèges », sa difficulté à obéir aux ordres n’est pas sans faire écho à la soumission silencieuse à laquelle furent condamnés ses ancêtres. Une même empathie le rend sensible à toutes les dérives que produisent les échanges entre autochtones et expéditionnaires : affaiblissement des ressources, commerce inéquitable, « démoralisation » du fait de l’introduction du tabac et du whisky… « Il serait honteux de tirer avantage d’eux », déplore Henson. Bien que sa vision du bon sauvage ne coïncide pas tout à fait avec la réalité du terrain, lorsqu’il parle « d’extinction inéluctable de ce peuple », un siècle plus tard, on peine à le contredire… « C’est triste de penser au sort de mes amis », écrit-il plus loin, mélancolique. Quant à celui pour qui accéder au pôle consiste à vivre comme les populations autochtones, ne préfigure-t-il pas, ainsi que le constate Kamel Boukir dans sa très belle préface « l’usage qui sera fait par les anthropologues de métier consistant à se mettre à l’école des indigènes » en revendiquant la méthode d’observation participante ?
« Maintenant la tâche d’Othello est terminée », écrit Henson à la fin de son périple. Le Maure du Maryland peut se retirer, son journal est la part émergée d’une vie à laquelle l’Amérique ne put offrir qu’une place de gardien de parking à Brooklyn jusqu’à sa réhabilitation récente et posthume.
Christine Plantec
Journal d’un explorateur noir au pôle Nord
Matthew Henson
Traduit de l’américain par Kamel Boukir
Zones sensibles, 110 pages, 18 €
Domaine étranger Noir sur fond blanc
avril 2021 | Le Matricule des Anges n°222
| par
Christine Plantec
Peary et Henson ont conquis le pole Nord. L’un est blanc et célébré, l’autre noir et occulté. Ce dernier fait le récit de leur ultime expédition.
Un livre
Noir sur fond blanc
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°222
, avril 2021.