Un journal somme monstre de 2300 pages. Arthur Dreyfus a consigné toutes ses rencon- tres sexuelles, qu’elles durent neuf minutes ou plusieurs années, incalculables, compulsives et fré- nétiques, sans qu’un détail ne lui échappe. Journal d’une addiction au sexe où sont distillées de nombreuses réflexions sur l’écriture, l’homosexualité, le couple et l’amour. La question du diariste est de savoir s’il vit une sexualité de tous les excès pour l’écrire ou d’écrire pour prolonger la jouissance. À travers des dispositifs d’écri- ture étonnants et une maîtrise du rythme de haut vol, car étrangement le livre aspire, l’auteur « débordé de garçons à écrire » ex- plore une sexualité illimitée qui le dévaste.
Son troisième roman, Histoire de ma sexualité (Gallimard, 2014) évoquait déjà par fragments la genèse de sa vie sexuelle depuis l’enfance. Dans ce journal tenu entre 2015 et 2020, le romancier et scénariste de 34 ans retient tout : les rituels du lavement avant « un plan » fixé sur l’application Grindr, le nombre de doigts, les « fist », la « double-péné » plans « domi », crachats, « uro » etc. On retrouve l’univers de l’écrivain Guillaume Dustan éclairé, il y a vingt ans, à la lumière des néons crus. Le récit du sexe devenant chez Arthur Drey- fus le prétexte à saisir toutes les sensations d’une rencontre : « ce ne sont pas des garçons-papillons que j’épingle, ce sont des moments-papillons que j’empêche de s’envoler ».
Chaque « plan » donne lieu à une des- cription du garçon et du décor avec un art du portrait, parfois caricatural. L’épopée de détails sexuels lasse vite, et le diariste, avec un temps d’avance sur son lecteur, le sait : « un livre qui ne contiendrait ni redon- dance ni ennui, et ne ferait preuve d’aucune contradiction, ressemblerait fort peu à la vie ». Les chorégraphies saisies à la « loupe » sont rendues d’autant plus troubles qu’elles sombrent peu à peu vers l’obses- sion mortifère. « Comme la prière d’un répit, d’une dissipation de l’angoisse d’être au monde », une angoisse originelle que le jeune auteur conjurerait par une sexualité vertigineuse, elle-même hantée par la mort et le sida. Le besoin irrépressible de suces et de baises s’enchaînant par dizaines une même nuit présagent chaque fois du pire, jusqu’à « la Nuit » de tous les excès où tout basculera.
« J’aimerais qu’on se promène dans ce journal comme dans une forêt : incertain d’y trouver, selon les pages et les bosquets, un champignon rare, une fleur affriolante », le lecteur pourra en effet, à loisir, cueillir ce qu’il préfère tant les formes du livre ne manquent pas. Certaines anecdotes rappellent les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon (« En Angleterre, un homme accusé de bigamie est sauvé par son avocat qui prouve que son client avait trois femmes ») et rivalisent avec des perles glanées sur les profils Grindr. Quelques reformulations sont elles aussi savou- reuses : « Qu’est-ce que la sexualité ? La rencontre du génital et du narratif ». Portée par des fulgurances analytiques, ou par les dialogues avec son compagnon Bord Cadre, étudiant passionné de psycha- nalyse, l’introspection est souvent créa- tive : « J’aime ma mère, mais j’en veux à ma mère. Je lui en veux de m’exister ». Des pistes s’ouvrent, comme la honte incons- ciente d’être gay et la culpabilité lointaine liée à la déportation du grand-père, survi- vant des camps de la mort. Les pages du journal finissent par accumuler une forme de dette pour « compenser les tessons de plaisir conquis par le corps », le corps du survivant.
Conclu par cet appel programmatique « Pour en finir avec le malheur d’être gay », le journal est enfin celui d’une libération, de la honte, de la dépendance, des injonctions sociétales. Une liberté de corps et de ton au prix d’une étonnante absence : les femmes. Hormis les figures maternelles, pas une femme n’est citée (un personnage secondaire féminin apparaît un peu qui s’appelle Le Cas). Que le projet s’inscrive dans une filiation littéraire et artistique homosexuelle et cite Cocteau, Tony Duvert, Gide, Julien Green…, on le comprend bien, mais qu’aucune femme écrivaine ne soit citée, ou alors quand elles le sont, que ce soit pour faire l’éloge d’autres hommes, interroge. D’autant que les paroles rapportées restent sexualisées, toujours binaires, malgré la présence de Travesti, quand elles ne deviennent pas dans la bouche de certains (de ses « amisogynes » par exemple) ouvertement sexistes. Le point de vue perpétuellement surplombant de l’écrivain, happé par les signes de virilité, gâche un peu le plaisir d’une lecture hors norme.
Flora Moricet
Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui
Arthur Dreyfus
P.O.L, 2304 pages, 37 €
Domaine français Écrire le sexe en temps réel
avril 2021 | Le Matricule des Anges n°222
| par
Flora Moricet
Quand le journal d’une obsession sexuelle et textuelle dessine une trajectoire mortifère et lumineuse. Un livre hors norme.
Un livre
Écrire le sexe en temps réel
Par
Flora Moricet
Le Matricule des Anges n°222
, avril 2021.