Le visage volé est un petit livre de 16 pages, aux dimensions modestes, imprimé sur un papier qui laisse passer la lumière. C’est le premier ouvrage des Éditions Unes, réalisé sur une presse typographique manuelle par leur fondateur Jean-Pierre Sintive (disparu cette année), nous sommes en 1981 ». C’est par ces mots que commence la préface de celui qui dirige cette maison d’édition depuis 2011, François Heusbourg. 2021 : les Éditions Unes fêtent leur 40 ans, l’ouvrage, au titre éponyme, reprend les dix premières années de poésie de Jean-Louis Giovannoni. À l’exception de Garder le mort, il y rassemble inédits, plaquettes introuvables, textes d’hommages, poésies publiées dans la décade 1981-1991. Rien que 240 pages ! Une somme considérable et l’occasion d’une plongée dans l’écriture et l’univers singulier du poète. Une immersion intense dans 50 textes cristallisant les questions, les angoisses, les topoï de l’auteur en un précipité dont la forme économe et sobre ne fait qu’en accroître la densité. « Ce qui n’a pas vécu, ne serait-ce qu’une seule fois,/ sous le poids d’un visage/ ne pourra jamais comprendre/ ce que voulait dire pour nous/ la clarté de l’aube/ naissante sur le bord de la fenêtre. »
Derrière les mots, mais grâce à eux, se loge l’impensable, l’irreprésentable, l’inexpérimentable d’une humaine condition qui vacille, cherche point d’appui, chute, se relève ; une humaine condition pour qui « Ce n’est pas la mort/ qui est terrible/ mais cette vie incessante/ qui hurle en chaque chose/ et qui ne trouve jamais corps. » En quête de limites, de contenant, l’homme avance effaré. Giovannoni donne à voir ce mouvement, il peint redoutablement bien le passage, c’est un peu comme si Montaigne avait rencontré Donald Winnicott ou Wilfried Bion : « Chaque geste cherche l’origine de son corps/ comme on cherche sa respiration// car nul ne peut approcher cette rive/ sans devenir son propre passage/ sans effacer sa propre forme. »
En 2014, Giovannoni déclarait dans Le Matricule des anges : « si je regarde mon trajet, il est manifeste que quelque chose de la peur est à l’origine de la remontée des mots. Cette peur est celle de la destruction immanente, des sensations paranoïdes comme on dirait en psychanalyse. Cette sensation me place dans la situation d’un être aux aguets, et principalement parce qu’en dehors du bloc de peur brut et muet, il me faut veiller à ce que les mots, en surgissant, ne soient pas trop nombreux, ne viennent pas nous étouffer. J’ai besoin, en fait, d’espace(s) entre les mots… » De l’espace entre les mots, un peu d’air, de la distance entre un soi qui déborde et le dehors qui comprime et risque d’envahir. Non seulement « un mot est toujours ouvert. Même s’il ne peut garder ni contenir :/ il reste ouvert » mais le blanc typographique, dessinant leur place dans l’espace, est une respiration tout autant qu’une amarre pour tous ces visages sans boussole, ces mouvements sans début ni fin de l’être qui sous la peau gesticule. Le mot parvient à toucher « ce qui n’a pas de rive » et dans le même temps le silence entre les mots (comme celui qui entre les notes permet la musique), loin d’être une fatalité qui imposerait aux êtres de langage son diktat, agit comme une protection et comme condition nécessaire à toute parole (poétique) : « Nommer/ rien que pour donner aux choses/ un lieu/ à leur absence.// Appeler/ pour que le silence / entre en sa possession.// N’y a-t-il pas une voix/ qui se tait/ sous chacune de nos paroles ?// Tu appelles/ pour que les choses/ trouvent leur distance/ dans ta voix. »
Dans son superbe Pas japonais (1991), qui clôt le volume, Giovannoni interroge : « Peut-être est-ce la venue du lecteur/ qui fait découvrir aux mots leur terre ? » Un autre horizon que celui de la page s’élabore ici. Un ailleurs en forme de vis-à-vis. Une adresse.
Christine Plantec
Le Visage volé. Poésies complètes 1981-1991
Jean-Louis Giovannoni
Éditions Unes, 240 pages, 25 €
Poésie La moindre des choses
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Christine Plantec
La poésie de Jean-Louis Giovannoni, en apparence minimaliste et distanciée, expose la brèche par laquelle le sujet, à chaque instant, se risque.
Un livre
La moindre des choses
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.