Thomas Müntzer (1490-1525), christianisme et révolution : Écrits théologiques et politiques
Conjonction heureuse des calendriers, on réédite La Guerre des Paysans de Friedrich Engels en même temps que le lecteur français peut, enfin, découvrir Thomas Müntzer par ses textes plutôt que par leurs bribes chez ses commentateurs Ernst Bloch, Georg Lukacs, Maurice Pianzola. Où Engels qui, quand il publie son livre en 1850, le fait dans le contexte de la « démoralisation » des ouvriers au lendemain de l’échec de la révolution de 1848, et pour les édifier : « Le peuple allemand a, lui aussi, ses traditions révolutionnaires. (…) Trois siècles se sont écoulés depuis, et bien des choses ont changé. Et cependant, la guerre des Paysans n’est pas si loin de nos luttes d’aujourd’hui ». Cet usage de l’événement ne va pas sans minorer et sa dimension religieuse au profit de son caractère de classe, et le rôle théologico-politique de Müntzer, dont l’intrépide jeune Engels va même jusqu’à faire un athée. « Livre périmé », jugeait Lucien Febvre dès 1930. Pour Rachel Renault qui en a rédigé l’introduction, son intérêt réside malgré tout dans l’analogie entre la dynamique des luttes des années 1524-1526 et celle de 1848-1849. Un test pour le tout neuf matérialisme dialectique, et encore inspirant aujourd’hui pour les sciences sociales : « à cet égard, souligne l’historienne, le texte est fondateur ».
Engels envisage cette histoire sous le registre du temps long, de 1476, la première révolte, à 1524-1526 – les dernières années, celles des plus grands massacres de cette guerre qui fit entre 100 000 et 130 000 morts parmi les paysans – et il en montre la mosaïque dans le très fragmenté Saint Empire romain germanique. On sourit de l’anachronisme quand il prétend, parmi les bannières du Bundschuh, ce signe de ralliement des soldats-paysans qu’était pour eux une chaussure de pauvre, distinguer le drapeau noir, rouge et jaune de l’Allemagne unifiée. On reconnaît, au passage, le mépris qu’il partage avec Marx pour le lumpenprolétariat, « racaille en haillons » prompte à toutes les trahisons, et contre laquelle il prévient l’ouvrier de 1850. Mais c’est peut-être aujourd’hui cette figure de l’errant, du vagabond, qui nous touche le plus. Ainsi des « rois des mendiants ». « L’un parcourait le pays avec une petite fille, soi-disant infirme des jambes, pour laquelle il mendiait. (…) d’autres arboraient des blessures qu’ils entretenaient artificiellement ». Pâtre et prophète, « Jean le Joueur de Fifre » haranguait ainsi les foules : « Ne venez pas avec votre bâton de pèlerin, mais en armes, dans une main le cierge, dans l’autre l’épée, la pique ou la hallebarde. Et la sainte Vierge vous dira ce qu’elle veut que vous fassiez ».
En regard de son siècle, l’importance de Müntzer est théologique et politique. En regard du nôtre, elle est aussi littéraire. La très belle traduction de divers de ses textes par Joël Lefebvre donne toute la mesure du polémiste : sa véhémence, son usage des écritures saintes toujours ancré dans une Réforme qu’il ne conçoit que comme la défense et la glorification des humbles, sa « protestation » jetée à la face de ceux (dont Luther) qui ont volé la Bible « avec la fourberie des brigands et la cruauté des meurtriers ». Pour eux, lui n’a pas de mots assez durs. Ainsi de « notre mère (patronne du bordel, plutôt !) la sainte Église », du pape « cette bête de bois, ce pot de chambre, maître du lupanar romain », ou du « Comte Ernest de Mansfeld » à qui le 12 mai 1525, ayant armé 8000 hommes, Müntzer écrit (« Dis-moi donc, pauvre et misérable viande à vers »), et ordonne : « Nous exigeons ta réponse dès ce soir, faute de quoi nous irons te frapper chez toi, par le Dieu des légions célestes. Sache-le et agis en conséquence. Nous ferons sans délai ce que Dieu nous a enjoint de faire. Toi aussi, fais de ton mieux ! J’arrive ! » Il signe « Thomas Müntzer, armé du glaive de Gédéon ». Trois jours plus tard, son armée – les gens de Mulhausen – est défaite : sur 8000 hommes, 5000 ont péri. Sur 600 faits prisonniers, 300 sont décapités. Emprisonné, Müntzer est torturé. Le 27 mai 1525, lui et Pfeiffer, son compagnon de lutte, sont décapités. Leurs têtes seront montrées pourrissantes devant Mulhausen.
À qui se demanderait pourquoi, à cinq siècles de leur mort, Müntzer et sa révolution nous semblent encore si vifs, Éric Vuillard, préfacier des deux livres et romancier de La Guerre des pauvres, propose une prophétie à méditer : « Cette histoire n’est pas terminée ».
Jérôme Delclos
La Guerre des Paysans en Allemagne
Friedrich Engels
traduit de l’allemand par Émile Bottigelli
Éditions Sociales, 250 pages, 15 €
Christianisme et révolution.
Écrits théologiques et politiques,
Thomas Müntzer, édition et traduction de Joël
Lefebvre, Presses universitaires de Lyon, 228 pages, 15 €