Que révèlent nos visages de notre présence au monde ? Celui de Juhani Karila, journaliste né en 1985, rayonne de lumière. Un lutin malicieux ? Un elfe, des étoiles plein les yeux ? Mais un visage peut en masquer des dizaines d’autres. Et la blondeur sied aux habitants des ténèbres et des contrées septentrionales aux soleils d’hiver si fragiles. Auteur de deux recueils de nouvelles, il nous offre ici un roman sidérant où réel et fantastique valsent étonnamment, tout en assurant une captivante lisibilité, malgré l’incongruité et le carambolage des genres. Le cinéaste George Lucas nous avait habitués à accompagner ses héros de chair et d’os de peluches géantes, l’insolite murakamien avait, lui, réussi à nous subjuguer. L’univers de Juhani Karila se situe entre le réalisme magique de l’Estonien Andrus Kivirähk (L’Homme qui savait la langue des serpents, Le Tripode, 2015) et le picaresque aigre-doux d’un autre écrivain finlandais, Arto Paasilinna, qui pourrait être son grand-père en littérature. L’écriture de Karila cultive le décalage entre fiction et réalité, technologie moderne et mythes ancestraux. Elle oscille et fait tituber protagonistes et lecteurs sur une frontière indéfinie qui ouvre les portes à une autre perception, une autre dimension.
Le cas de Janatuinen est révélateur. L’inspectrice, représentant la civilisation urbaine, rationnelle et policée est envoyée, bon gré mal gré, aux confins du monde, en Laponie pour enquêter sur un meurtre dont elle est quasiment sûre de connaître l’assassin. Elle se retrouve d’emblée con-frontée à un teignon. Les règles, stéréotypes du roman policier, heurtent un monde aux codes complétement inconnus. « Elle braquait son pistolet, bras tendus, devant elle. C’est dans cette position qu’elle se retrouva confrontée à ce qu’il y avait dans la cuisine. Son monde se métamorphosa définitivement. Janatuinen hurla. Elle battit en retraite, l’arme pointée sur la créature accroupie sur la table de la cuisine. » Volontaire, pour poursuivre son enquête, elle doit accepter ce qu’elle voit. Et la voilà partie en compagnie d’une créature géante et velue sur les traces de l’assassin.
Quant à Elina, l’héroïne, c’est elle qui donne la temporalité de ce suspense. Elle doit en trois jours et trois nuits déjouer un sort mortel que lui a lancé un ondin. Et pour ce, pêcher un petit brochet dans une mare infestée comme toute la contrée de moustiques et de créatures légendaires. Nous avons ici un être seul, fragile, son corps lui échappe de plus en plus, face au fatum, au désespoir. Comme dans un conte, elle sera aidée, non pas par des objets magiques, quoique la canne à pêche puisse matérialiser un instrument intercédant entre deux mondes, mais par une communauté de personnages aussi pittoresques les uns que les autres. Elle fréquente des villageois mi-sorciers, mi-chamans, mythomanes, grincheux. Olli Mangeclous (clin d’œil à Albert Cohen ?) n’est autre que l’homme de ferme de ses parents, mort, ressuscité en arbre gigantesque.
Lorsqu’on épluche le roman de tous ses artefacts, ses oripeaux, ses histoires à dormir debout, lorsqu’on atteint l’os nu, on mord dans une histoire d’amour lumineuse noircie par un serment. Elle lie et délie deux solitudes, deux créativités, deux sensibilités opposées tels le jour et la nuit. Le narrateur, lui, se place toujours à l’aplomb de l’histoire. Il descend en piqué des étoiles, observateur étranger et complice, à la fois guide naturaliste et deus ex machina. « Nous approchons de l’étang depuis la stratosphère. » Il interpelle le lecteur « Bienvenue dans le monde. Ne t’occupe pas de moi, regarde autour de toi. » Nous finissons par l’oublier ! En revanche, les paysages époustouflants retiennent notre attention ; l’accent est mis sur la biodiversité, les innombrables variétés de plantes, d’insectes, d’animaux. L’été est caniculaire et le narrateur nous a prévenus. Le monde devrait bientôt se marécagiser. Pas facile de traduire, de rendre compte d’un tel monument d’écriture. Maximum respect à Claire Saint-Germain qui a si bien su adapter les voix des autochtones par des tournures en vieux français, rendant les dialogues aussi ébouriffés qu’époustouflants. « Pas besoin d’aller chez ce ramassis de rennes rassis, tu l’auras ici ton fil ! »
Dominique Aussenac
La Pêche au petit brochet
Juhani Karila
Traduit du finnois par Claire Saint-Germain
La Peuplade, 440 pages, 22 €
Domaine étranger Chewbacca est lapon
octobre 2021 | Le Matricule des Anges n°227
| par
Dominique Aussenac
Dans un roman policier métaphysique, le Finlandais Juhani Karila délivre une fable aussi fantasmagorique qu’abracadabrante sur l’amour et la mort.
Un livre
Chewbacca est lapon
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°227
, octobre 2021.