Parce qu’il est né en 1900 à Smyrne, la vie de Séféris épouse celle de son siècle. Les persécutions turques contre les Grecs d’Anatolie puis la Grande Guerre poussent la famille Séfériades à rejoindre l’autre rive en 1914. Après avoir perdu la patrie de son enfance, dont le souvenir mélancolique le hantera toute sa vie, Séféris finit le lycée à Athènes puis part étudier le droit à Paris. Le lundi 16 février 1925, son journal s’ouvre sur ces mots : « A sept heures du matin, le Pierre Loti a accosté au Pirée : la Grèce. » Après plusieurs années d’apprentissage où il se nourrit exclusivement de la poésie de Valéry, Laforgue, Mallarmé, le jeune intellectuel de retour en Grèce est déterminé à élever la vie littéraire de son pays au rang de ces maîtres. Mais pour lui qui pense « n’être rien sans la matière de (son) pays », l’expatriation recommence dès 1931, pour Londres puis l’Albanie où il est vice-consul. En 1941, c’est l’arrivée des nazis en Grèce qui contraint Séféris et sa femme Maro à suivre le gouvernement grec en exil pour trois ans – en Crète, en Égypte, jusqu’en Afrique du Sud, à Jérusalem, en Italie. Au cours de ce périple, il écrit plus que jamais dans son journal, comme pour y entretenir son identité.
L’histoire européenne fit du poète un Ulysse en perpétuelle quête du retour et un sage dont le regard embrasse les cataclysmes qui secouèrent l’Europe. Peut-être parce qu’il observe souvent de loin, Séféris offre des analyses d’une rare lucidité sur l’enchaînement des conflits de la Seconde Guerre mondiale, prévoyant même certaines évolutions dramatiques, comme la guerre civile grecque. Au cours de ces vingt années décisives, il écrit presque quotidiennement, et les matériaux divers qu’il serre ensemble – copies de correspondances, étapes de travail sur des poèmes, notes préparatoires au roman qui deviendra les Six Nuits sur l’Acropole, rares dessins –, en plus de ses pensées, ont comme toile de fond l’effroi face à la guerre, le déracinement, la violence. Ce que Séféris appelle ses deux vies, corps diplomatique et poésie, apparaissent étroitement liées dans ces pages, où on les voit s’imprégner l’une de l’autre.
Séféris commence ce journal à une période où la Grèce, amputée de sa partie anatolienne, doit se résoudre à être un petit pays à la tradition gigantesque – « Ce grain de poussière de rien du tout ressemblait tout à coup à une broderie extraordinaire ». Dans ces conditions, que signifie être Grec ? Pour lui qui vient des marges disparues du pays, le meilleur de la Grèce tiendrait dans l’idée immortelle qui y serait née, l’hellénisme comme « notion de la valeur humaine, de la liberté » circulant entre Orient et Occident, formant un monde qui appellerait une expression sans cesse renouvelée. Il situe la continuité de l’hellénisme dans la langue populaire, orale, cette matière vivante qui subsiste depuis L’Odyssée, et non dans la langue « puriste », écrite, travaillée par un temps révolu, sorte de grec ancien remanié et seul enseigné dans les écoles jusqu’à sa mort. « Il faut que le peuple se réveille et comprenne que le droit à l’apprentissage de sa langue (…) constitue l’une de ses libertés fondamentales. » Ces deux courants parallèles symbolisent pour lui le drame grec, qui voit le pays déchiré entre un passé écrasant et un présent d’asservissement. Séféris fait donc un choix politique autant qu’esthétique, élaboré dans son journal : il écrira dans la langue populaire, avec « un vocabulaire très ordinaire, un rythme très simple », une poésie qui serait le lieu d’une synthèse.
« je ne cherche rien d’autre que l’expression la plus juste, comme une corde tendue, et aussi la présence, en tout lieu, du corps de l’homme. »
Ainsi, pour qu’entre les ruines antiques et le grec moderne « une vie présente s’écoule, un dialogue », Séféris cherche un verbe poétique qui exprimerait les réalités présentes tout en ayant assimilé l’héritage historique et linguistique. Dans son journal devenu atelier, le poète se fabrique une filiation littéraire dans ce sens. Il y évoque d’abord les classiques en langue démotique comme l’Erotocritos crétois du XVIIe siècle (dont de longs fragments pouvaient être chantés par des servantes à Smyrne), ou les mémoires sans fioritures du général illettré Makriyannis, figure de la Révolution de 1821. Mais aussi les poètes plus récents qui contribuèrent à l’élaboration d’une expression grecque en démotique : Solomos, Calvos, Palamas, Cavafy. Enfin, les influences étrangères, en proposant la traduction de grands auteurs français et anglais (Montaigne, Valéry, T.S. Eliot…), façon de tester la souplesse du grec. Séféris décrit l’acharnement avec lequel il travaille à ses poèmes, parle en artisan de son objet à la troisième personne – « Il est encore à la recherche d’une forme, de sa forme propre » – mais souvent aussi avec humour et autodérision : « écrire un poème, c’est conduire au combat une armée de dix mille hommes au-devant des dix mille soldats de ton adversaire, tout en sachant très bien que tu devras, pour vaincre, exterminer tes ennemis jusqu’au dernier, mais que la perte d’un seul de tes hommes suffira à signer ta défaite. » Peu avant de partir pour Londres en 1931, il fait son entrée dans les lettres grecques avec la publication d’un premier recueil écrit dans la langue qu’il s’est forgée. Reçu avec admiration par certains et incompréhension par la plupart, Strophe marque un tournant et Séféris en est conscient : « j’ai jeté un pavé dans le marigot intellectuel athénien – tant mieux ».
Même s’il se montre très attentif aux critiques qui paraissent à propos de ses vers, Séféris énonce sans cesse son mépris pour la critique littéraire et les intellectuels athéniens. La culture grecque dans sa forme contemporaine ne propose, selon lui, aucun maître, aucune conversation littéraire qui ne se dissolve dans une abstraction stérile. « Mais qui, parmi les intellectuels d’ici, semble avoir souffert si peu que ce soit de sa pensée, s’en être rendu malade, en avoir désespéré ou avoir conçu du dégoût pour lui-même ? » Lui, certainement, son journal en témoigne. Séféris peine à se trouver des interlocuteurs, bien qu’il fréquente le sérail artistique de l’entre-deux-guerres, de la fameuse « génération des années 1930 » (Théotokas, Elytis…) à Henry Miller, dont les portraits vibrants se succèdent. Il décide « qu’aucun contact, aucune coopération n’est plus possible avec les milieux littéraires d’Athènes » et se replie dans le silence d’un journal qui lui sert souvent d’exutoire. Ce sentiment de solitude exacerbée l’accompagne partout, lui qui se sent également politiquement isolé pendant la guerre, « inutile et seul parmi des fous et des menteurs ». Comme pour mieux s’enfermer dans une illusoire autarcie, il va jusqu’à s’inventer un double du nom de Stratis. C’est pourtant le même homme qui, en poste en Albanie, se plaint d’un ennui si tenace qu’il lui fait craindre que « si cette situation devait se prolonger si peu que ce soit, je deviendrais fou »…
En 1933, un Séféris vice-consul à Londres écrivait, amer : « nous (les Grecs) ne savons pas juger les autres sans utiliser de béquilles, autrement dit sans les avis des sages de l’Occident. » Trente ans plus tard, ses deux vies se sont recoupées : le poète s’est fait ambassadeur de l’hellénisme en remportant pour la Grèce son premier prix Nobel. Son journal apparaît comme le soubassement indéniable de cette réussite, il y trace le sillon qu’il poursuivra fermement : « La seule chose qui me permet de croire que je ne suis pas fou, c’est cette impitoyable lucidité intellectuelle qui m’accompagne ». Si Séféris minimise la portée du journal comme genre (ne viendraient s’y déposer que « des pas sur la neige »), il était sans doute conscient de l’importance pour sa postérité du je-ne-sais-quoi que constituent ces pages régulièrement relues et corrigées.
Le projet poétique et politique qui émerge de ce journal est un humanisme, une recherche de l’humain, de la possibilité d’un dialogue : « je ne cherche rien d’autre que l’expression la plus juste, comme une corde tendue, et aussi la présence, en tout lieu, du corps de l’homme. » La mesure du monde à l’aune d’une dimension humaine serait le propre de la culture grecque, tandis que ce même monde s’engouffrerait, avec la Seconde Guerre mondiale, dans la barbarie. « L’Europe est devenue une réserve de loups aux agissements indécents, un bercail de moutons paniqués. Seule exception : le peuple grec, le peuple tout seul, non souillé, tellement détaché de ceux qui le gouvernaient, quels qu’ils fussent. » En s’inspirant de l’hellénisme et en s’appuyant sur la langue du peuple grec, la poésie de Séféris se veut résistance.
Saluons la magnifique traduction de Gilles Ortlieb et la publication de ce document bouleversant, véritable démonstration d’une pensée vivace et lucide face à l’inhumain, invitation à lire et traduire toujours plus de littérature grecque. « Quand on entre en Grèce, on a le sentiment, non pas d’avancer, mais de gravir des marches, de passer un seuil. »
Feya Dervitsiotis
Journées 1925-1944
Georges Séféris
Traduit du grec et préfacé par Gilles Ortlieb
Le Bruit du temps, 820 pages, 34 €
Histoire littéraire L’hellénisme comme humanisme
D’un intérêt exceptionnel, le premier tome du journal que tint le poète Georges Séféris jusqu’à sa mort en 1971 brasse aussi bien la littérature que l’histoire, la langue et la guerre, de la Grèce à l’Europe.