Tout commence, comme souvent chez Caroline Lamarche, par un rêve dans lequel elle voit sa mère se présenter devant la maison où elle vit. « Elle se tenait devant la façade plongée dans l’obscurité, son regard presque aveugle levé vers la fenêtre de ma chambre. (…) Son attitude désarmée laissait entendre qu’elle se sentait infiniment seule face à cette maison d’où je paraissais absente. » Une scène qui la décide, elle, la rebelle à l’esprit de famille, à parcourir chaque semaine les cent kilomètres d’autoroute qui la sépare de « la grande et brave maison » familiale. Un manège qui va durer cinq ans et dont ce livre est la chronique impressionniste.
Divisé en trois parties précédées chacune d’une citation qui en donne le ton – « Son cœur était pur et terrible » (Emily Dickinson) ; « Va-t’en, tu es trop vivante » (Albert Cohen) ; « Une mère plus grande que celle qu’elle aurait été si elle était morte avant, est morte. » (E. Dickinson) – le livre évoque à travers la figure de la mère, la difficulté de vieillir et la souffrance que peut ressentir l’entourage face au déclin progressif d’un être cher. Une évocation kaléidoscopique, en ce sens qu’elle se fait au fil de scènes, de tableaux, de séquences – quatre-vingts au total – qui décrivent, rapportent l’abandon des activités, les dernières boutures de géranium, la fin de l’apiculture, l’une des grandes passions de la mère avec la lecture. Devenue malvoyante, elle lit désormais « par l’oreille », écoute les CD que sa fille va lui chercher une fois par mois dans une audiothèque dédiée aux aveugles. Une mère qui fut « excursionniste et bûcheronne », qui dit ne s’être jamais ennuyée de sa vie, qui fait le vide, détruit des lettres, vide des armoires, brûle son herbier. « Je ne veux pas que vous ayez trop de choses à trier au lendemain de ma mort. »
Une mère rétive à la tendresse – « Aussi loin que remontent mes souvenirs, nous ne nous étions jamais embrassées. » –, qui a interdit à ses enfants la colère et les pleurs. Qui, pour toute éducation sexuelle, a dit à sa fille, le jour de ses 14 ans : « Un jour tu devras… avec ton mari… ce sera désagréable, mais ne t’inquiète pas, ce n’est qu’un petit moment ennuyeux, qu’on oublie très vite, et surtout, surtout, tu ne devras jamais, jamais, lui dire non. » C’est qu’elle nie tous les corps, « le sien, celui de son époux, ceux de ses propres enfants, les corps des publicités. Et ceux que je mets dans mes livres. » On imagine qu’entre ces deux personnalités réfractaires l’une à l’autre, le dialogue n’a pas toujours été facile, que la fille a dû vaincre sa retenue et ses réticences face à un univers si différent du sien, face à un monde désuet, spartiate, obéissant à une autre éthique et à des rituels saisonniers. Un monde en voie de disparition – à l’image de celui des abeilles, condamné par le réchauffement climatique, les pesticides et la perte de la biodiversité – que sa mère incarne et illustre avec ses « phrases définitives ». « Les enfants, il suffit de les éduquer comme des chiens » ; « Je suis pour l’hypocrisie, pas pour le divorce ! »
Un monde dont Caroline Lamarche recueille les traces, de lumière et de nuit, parmi souvenirs et silences. « J’écris pour tenir le choc du vieillissement accéléré de ma mère. J’écris pour être avec elle, plus douce. » Elle écoute, elle regarde. « Je fais provision de détails, j’inscris dans ma rétine, par une contemplation qui s’attarde, les mouvements des arbres, des nuages, des corps. Et tout cela vibre et tremble comme au temps où, dans le regard d’un homme, je découvrais l’amour. » Un livre qui témoigne d’une expérience de réconciliation tout autant qu’il rend compte du sombre processus de transformation et de métamorphose qui s’attaque au corps de la mère. « Des jambes qui ne vous portent plus, des bras qui ne répondent plus, n’empêchent pas la vie de se poursuivre dans un lit médicalisé, aux mains de soignants laborieusement rassemblés », l’infirmière qui la lave le matin, celle qui la couche le soir, le kinésithérapeute… Une forme de « survie indécente » qui conduira, avec son accord, celle qui voulait mourir chez elle, dans une maison de retraite où les soins et les gestes d’humanité sont réglés par une gestion comptable. Une injonction à la rentabilité qu’aggraveront encore la pandémie du Covid et le confinement. Un état infamant où l’on « n’appartient à personne » et où l’on n’est plus vivant mais pas encore mort.
Sans jamais céder au pathos, ce livre juste et vrai réussit à donner contour à la singularité d’une mère tout en sauvegardant la mémoire d’une fin de vie.
Richard Blin
La Fin des abeilles
Caroline Lamarche
Gallimard, 208 pages, 18 €
Domaine français La cinquième saison
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Richard Blin
Chronique de l’apprivoisement mutuel d’une fille et de sa mère en fin de vie, le nouveau livre de Caroline Lamarche touche par l’intensité de sa vérité et son humanité.
Un livre
La cinquième saison
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.