Emma Becker. On dit le nom et les gens froncent, ne voient pas, ou proposent au hasard une joueuse de tennis, une série Netflix. Mais si : cette romancière qui de son gré s’engagea deux saisons dans un bordel berlinois. La précision faite, les visages s’illuminent. Bien sûr. Et brune, assez jolie, un regard de biche ? Oui. Son témoignage sur la prostitution s’intitulait La Maison et voilà qu’à la rentrée elle publie derechef un roman, L’Inconduite. Que peut-elle raconter, désormais retraitée ? Poursuit-elle son enquête sur les corps de métier périphériques ? Si l’on veut. Son job aujourd’hui, c’est écrivain. Ou personnage d’écrivain (à l’état civil, son vrai nom, c’est Durand). Écrivant sa vie. Pas simple. L’envie lui vient parfois de se soustraire au vortex de la mise en abyme et rendre tablier : « Je me disais que je pourrais devenir fleuriste, me débarrasser de ce statut d’écrivain qui me poussait à espérer sans cesse mieux, plus intense, plus gratifiant. »
Emma Becker a quitté la Maison, boxon éponyme du précédent opus, pour rentrer à la maison : normal, elle a mis au monde un petit garçon, Isidore. La putain et la maman ? On le craint au début, mais assez vite Emma se ravise. La maternité, ses joies, ses peines, ce n’est pas son domaine, on l’y devine aussi à l’aise qu’un béluga dans la Seine. Puis Isidore au parc, Isidore dans son bain, les risettes, les dents, ça ne nourrit pas l’autofiction. Le genre exige un minimum d’action. Exit bébé donc et reprise de la libido comme fil conducteur du roman. Avec Lenny (le papa), depuis l’accouchement, c’est plus vraiment comme avant (si tu vois ce que je veux dire). Heureusement, elle peut compter sur son amant (Jon) pour combler ce vide. Hélas, cette relation se dégrade. La narratrice reproche à son camarade son manque d’attention : « J’ai fouillé internet de long en large pour trouver des godes neutres. J’en ai acheté deux, tu les as regardés passer sans même avoir la curiosité de défaire l’emballage, on ne les a jamais utilisés, j’en parle pourtant assez souvent. » Afin d’évacuer sa frustration, Emma part en quête d’un partenaire valable. Avec Vincent, un cinéaste célèbre qui lui adresse des mails enflammés : « Exemple, au hasard – si je vous dis ça comme ça, j’ai envie de vous lécher la chatte, est-ce que ça n’est pas déjà comme le faire ? Est-ce que vous ne me sentez pas déjà ? » (crâneur, hurlent les linguistes, le mot chien n’aboie pas.) Ou avec Cody un financier benêt qui braille des chansons d’Eminem au lieu de faire l’amour. Du coq à l’âne.
Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent – statistique connue – les hommes la déçoivent. La romancière pourtant ne perd pas espoir et multiplie les rencontres, victime d’un appétit incontrôlable : « Une chatte comme ça, c’est un perpétuel singe sur mon épaule. »
Vincent, malgré ses fanfaronnades, renonce. C’est toujours pareil : ceux qu’elle désire se débinent et ceux qu’elle attire se révèlent médiocres ou patauds à l’usage. Ainsi de Constantin Martinet, « collègue » alpagué à l’occasion d’un salon : « Constantin me tenait fermement par les hanches, la bouche rivée à un sein, et puis j’avais défait sa ceinture, extirpé une bite mesquine (depuis le début je me frottais sur son portable) ». Elle regrette, ensuite, ces épisodes de fringales : « Dans quel but occulte avait-il fallu que je troque des dédicaces contre une gorgée du foutre de ce grand nigaud qui, plus tard, m’avait priée de faire preuve de discrétion ? »
Les tergiversations affectives d’une jeune mère trentenaire en recherche de l’homme idéal : l’argument du livre pourrait rebuter. Mais Emma est drôle. Et traite le désir féminin, les interactions qui s’ensuivent, d’une manière inédite et étonnamment érogène (bon, c’était la canicule aussi). Entre naïveté et rouerie. Des séquences de Jacky et Michel tournées par François Truffaut. Ou le Kama-sutra confondu avec la carte du Tendre.
Le texte est écrit dans l’élan du précédent mais la jeune femme semble s’épuiser dans le giron autofictif. L’inconduite, ce n’est pas seulement la débauche, mais peut-être aussi la difficulté que rencontre la romancière à piloter son récit. Et dans l’adjectif « miraculeux » qui le clôt, on perçoit presque le soulagement d’avoir enfin trouvé une issue à son histoire. La question initiale demeure : que peut-elle écrire après La Maison ?
À un client maladroitement appliqué venu prendre un cours de cunnilingus, Emma Becker prodiguait ce précieux conseil : « Ce n’est pas du coloriage, ce qu’on fait là. Personne ne vous en voudra de dépasser un peu. »
On serait tenté de lui retourner.
En grande surface Resucée
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Pierre Mondot
Resucée
Par
Pierre Mondot
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.