C’est dans une Sardaigne mortifère, donc au plus loin des clichés touristiques qui en font une sœur jumelle de la Corse, que l’auteur nous accueille : « C’est un coin maudit, et on voit bien que lorsque le bon Dieu a fait le monde, il a demandé de l’aide au diable pour faire la Sardaigne. Rien que feu et pierraille, des jurons à n’en plus finir et des enragés qui déchirent leur misérable vie comme des chiens. » Mais il faut bien reconnaître que l’expérience qu’il a lui-même vécue a dû largement déteindre sur le paysage.
Le jeune Gavino a 6 ans lorsque son père l’arrache à l’école primaire, où il a passé un peu plus d’un mois. Commence alors son apprentissage pastoral de « déporté » à une petite dizaine de kilomètres de Siligo (village du nord-ouest de la Sardaigne), sous la houlette d’un père tyrannique, comme le titre le laisse clairement entendre (Padre Padrone, soit, en italien : père patron ou père maître), qui dispense son éducation « à coups de ceinture et de principes coléreux » (dans cette « pédagogie furieuse », il a souvent droit à un déchaînement de violence). Dans un premier temps, ce dernier lui fait alterner vie aux champs et vie au village, mais les retours au bercail se font de plus en plus rares, et il devient berger à temps plein. Son quotidien se résume alors à garder un troupeau d’une vingtaine de brebis, avec le mulet Pacifico et le chien Rusigabedra, à traire les bêtes, ainsi qu’à convoyer du lait jusqu’à la laiterie. Une première étape au cours de laquelle il se terre dans le silence : « En présence des gens, j’avais honte et gêne. Je ne connaissais que mes brebis, et les choses de nos champs. » Le jeune garçon découvre un monde terriblement violent, dans lequel il faut se méfier des renards, des sauterelles, contre lesquelles il est si difficile de lutter, et même des bergers voisins, qui n’hésitent pas à vous voler une bête pendant que vous avez le dos tourné. Sans oublier l’isolement, la pluie et le froid, qui lui arrachent des cris de douleur certains jours, avec pour seul et unique plaisir la masturbation en cachette derrière un buisson (« l’unique soulagement vrai à la solitude »).
À l’âge de 14 ou 15 ans, son père lui demande de travailler la terre avec lui et confie la garde des brebis à son jeune frère Filippo. C’est avec le passage à l’éducation agricole (« piocher l’olivier et la vigne »), que Gavino commence à rêver d’une autre vie : se faire carabinier, s’enfuir, émigrer, devenir mineur en Amérique… En clair : quitter cette vie dont il ne veut pas.
Sa première révolte contre l’autorité paternelle est la musique, qu’il découvre à 18 ans : avec un oncle mélomane et musicien bien disposé à son égard, il apprend à jouer de l’accordéon et s’offre ainsi de menus plaisirs.
Mais c’est l’étape suivante qui va révolutionner sa vie et lui faire quitter définitivement « l’esclavage agreste » qu’il connaît depuis l’enfance. Après un faux départ pour les mines des Pays-Bas, il s’engage dans l’armée italienne tout juste âgé de 20 ans, signe son engagement avec « la signature d’un demi-illettré », et débarque en Italie. Dans la caserne qui l’accueille, personne ne comprend son patois sarde. De nouveau, il se sent « pareil à un être inférieur », incapable d’exprimer ce qu’il pense, et avec les autres engagés sardes, il a le sentiment de former une bande d’« animaux différents ». Mais c’est dans ce nouvel univers qu’il rencontre enfin des gens bien intentionnés qui l’aident à s’alphabétiser. À Sienne, pour la première fois de sa vie, l’homme des cavernes qui vit en lui a l’occasion « d’ouvrir les yeux sur le monde extérieur ». Dès qu’il le peut, il file au bordel, accédant ainsi à un début de socialisation.
Adapté au cinéma par les frères Taviani (Palme d’or au festival de Cannes 1977), Padre Padrone est à la fois roman d’apprentissage et roman autobiographique, Gavino Ledda nous donnant à lire ici ce que fut son initiation puis son accès pour le moins tardif à la culture. Constitué de phrases simples qui ne cherchent jamais à trop en faire, il est un récit poignant, qui séduit par l’authenticité de son ton, et qui suscite d’emblée l’empathie du lecteur. C’est d’ailleurs avec un réel soulagement qu’on le voit échapper à son destin : « J’étais moi-même une semence malchanceuse qu’un vent avait jetée dans un terrain stérile, parmi les pierres, et mes racines se trouvaient hors de toute société, loin de la vie. » Grâce à sa résilience et à l’aide de quelques bonnes âmes rencontrées à l’armée, le berger déscolarisé deviendra professeur et écrivain. Une métamorphose dont le lecteur lui est reconnaissant.
Didier Garcia
Padre Padrone
Gavino Ledda
Traduit de l’italien par Nino Frank
Folio, 352 pages, 9,20 €
Intemporels L’art de la résilience
mars 2023 | Le Matricule des Anges n°241
| par
Didier Garcia
Avec Padre Padrone, l’Italien Gavino Ledda (né en 1938) présente son parcours de berger sarde jusqu’aux portes du savoir.
Un livre
L’art de la résilience
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°241
, mars 2023.