À la sortie de Geometrischer Heimatroman, Peter Handke dans Der Spiegel en a dit du bien mais de façon curieuse : le livre n’était pas à proprement parler un « très bon livre » mais permettait de « faire des expériences ». Roman expérimental en effet, ce dont nous prévient l’éditeur : « Gert Jonke joue avec la typographie pour créer plusieurs niveaux de discours : italiques, capitales, petites capitales, sauts de lignes, retraits, etc. » Roman, disons, surprenant comme le Tristram Shandy de Sterne mais moins compliqué que La Maison des feuilles de Danielewski. C’est aussi un heimatroman ou plutôt sa parodie. Le genre s’inscrit dans une tradition débutée au XIXe siècle avec des romans situés en Forêt-Noire et qui encensent la « Heimat », mot mal traduisible qui renvoie au chez-soi rural, à l’intime ou même au secret (« geheim »), au familier (qu’ébranle l’unheimlichkeit, « l’inquiétante étrangeté » sur quoi Freud le Viennois a écrit). Durant le IIIe Reich, le genre a mal tourné en « roman de Terre et de Sol ». Des auteurs comme Peter Handke, Elfriede Jelinek, Hermann Broch, en ont critiqué ou détourné les codes, ou ont écrit de l’anti-heimatroman. Sebald a montré les enjeux complexes de cette littérature dans Amère patrie, y compris chez Kafka (la nostalgie du shtetl) auquel nous fait penser Jonke pour l’humour, la noirceur, et le malaise, instillé très habilement.
Le décor est celui d’un village, mais ici entièrement organisé de façon géométrique par on ne sait quel urbaniste névrosé. « Le pays est divisé en rectangles. Les clôtures constituent les côtés des rectangles. La longueur d’un rectangle est de cent mètres, la largeur en revanche est de cinquante à soixante-dix mètres. Mais il existe aussi des rectangles plus grands ou plus petits. Verts à bordures brunes. Les clôtures sont couvertes de vert-de-gris. » À cette géométrie déjà en elle-même angoissante correspond strictement chez les villageois un usage du langage qui lui ressemble, et qui a fasciné Peter Handke qui lui consacre dans son article du Spiegel de longues analyses. Chaque mot, chaque phrase, est employé dans des jeux de langage, dira-t-on dans le lexique de Wittgenstein, qui semblent archi-contraignants et à première vue disponibles en un nombre très fini de possibilités (c’est aussi que l’univers réduit du village a lui-même ses frontières strictes). Pour exemple l’énoncé qui revient un chapitre sur deux, « La place du village est vide », à quoi l’on répondra invariablement « Nous pouvons traverser la place du village ». Des interactions très rassurantes. Du moins en apparence, tant on se rend compte au fil du roman que tout peu à peu part de travers. Sous la répétition insensée de toujours les mêmes formules, peu à peu le doute s’insinue, et c’est la totalité du langage – c’est-à-dire du monde – qui s’effrite puis s’effondre. « – Il a dû pleuvoir longtemps./ – Les égouts doivent être bouchés./ – Non ils sont noyés sous la pluie, incapables de recevoir plus d’eau ils débordent./ – Pas moyen pour l’eau de sortir du village./ – L’eau n’a pas pu s’écouler./ – La place du village est inondée. » Il y a des plans, des croquis, une foule de détails sur la vie du village et par exemple les taureaux. Il faut connaître et appliquer un protocole pour s’en protéger, les abattre, les consommer. Au maire sont réservés les testicules. « Le maire, après avoir ingurgité les couilles du taureau, se rend sur la place du village où l’on fait tourner sur le feu ce qui reste du taureau embroché. Habituellement le maire se joint toujours aux villageois pour partager avec eux un morceau de viande. » Le plus drôle et le plus inquiétant est que la répétition folle des mêmes situations et formules (à de micro-variantes près) entraîne le lecteur lui-même dans l’autisme généralisé qui semble avoir frappé le village, ou bien on ne sait quelle lèpre qui a contaminé le langage.
Il y a aussi – réalité ou rumeur, les polémiques vont bon train – des « hommes noirs » dans les bois, ce qui crée du désordre. Heureusement, « La nouvelle loi est placardée sur toutes les granges ». On rit beaucoup. Jaune. Et Peter Handke avait tort : c’est un très bon livre.
Jérôme Delclos
Roman géométrique de terroir
Gert Jonke
Traduit de l’allemand (Autriche) par Uta Muller et Denis Denjean
Monts Métallifères, 163 p., 20 €
Domaine étranger Euclide tyrolien
avril 2023 | Le Matricule des Anges n°242
| par
Jérôme Delclos
En 1969, l’Autrichien Gert Jonke fait date avec un « heimatroman » décalé et troublant, entre Kafka et Wittgenstein.
Un livre
Euclide tyrolien
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°242
, avril 2023.