L’année 1958 aura été celle du Docteur Jivago du Russe Boris Pasternak dont 300 000 exemplaires sont vendus. Le prix Goncourt quant à lui revient à Francis Walder dont le Saint-Germain ou la négociation reste une sorte d’étrangeté pleine de roueries poussée à l’ombre du Quai d’Orsay – 120 000 exemplaires tout de même. Mais l’un des plus gros tirages de l’année est constitué des 20 000 exemplaires commandés à l’imprimerie Floch par Corrêa de Je jure de m’éblouir, le livre d’une jeune femme, Evelyne Mahyère qui va défrayer la chronique. Les éditions américaines Dutton achètent immédiatement les droits de son livre aux mêmes conditions que le Bonjour tristesse de Françoise Sagan, c’est assez dire.
Née en 1929 à Genève, la jeune femme n’est malheureusement plus là pour apprécier son succès… Son suicide, le 26 juillet 1957, à cause d’un amour malheureux pour une femme, avait clos son sort. L’effet médiatique de cette disparition suivie de la publication de ce qui ressemble fort au récit du drame moral qui y a conduit est peu banal. Toute la presse consacre au moins quelques lignes à la destinée de cette femme de lettres aux ailes brûlées. Max-Pol Fouchet évoque le livre chez Pierre Desgraupes à la télé (2 juillet 1958), Roger Grenier, Gaston Picard, Henriette Charasson, tous les chroniqueurs ayant pignon sur rue analysent le livre. Et Claude Elsen va plus loin dans son article « Les Garçonettes » (Carrefour, 16 juillet 1958) où sont opposées Michèle Perrein, Marie-Gisèle Landes ou Juliette Cazal aux grandes anciennes Gyp, Colette ou Marcel Prévost et souligne le caractère exceptionnel d’un livre qui refuse les topoï de son temps et « qu’il serait également injuste de mettre tout à fait sur le même plan que ceux de ses conscrites : Je jure de m’éblouir – beaucoup plus que Bonjour tristesse, Un certain sourire ou Le Grand Homme gris – attestait chez son auteur une qualité d’âme qui mérite l’estime et force la sympathie, au sens fort du terme. C’est que, chez Evelyne Mahyère, le “mal de la jeunesse” dont nous parlions se traduisait, en fait, par un refus véhément et quasi romantique de tout ce qui nous empêche de voir dans les “enfants terribles” des années 50 autre chose que des enfants gâtés… »
D’abord intitulé Le Sacrilège. Vous qui partagez la gloire des anges par son auteure, le manuscrit va connaître une histoire inhabituelle. Le Journal de Paris titre ainsi sa page culturelle le 7 mai 1958 « Lorsque l’éditeur arriva avec le contrat, les parents d’Evelyne lui dirent : Elle s’est suicidée ». André Bay, le patron de la maison avait bien évidemment senti le potentiel de ce livre en devenir qui disait avec violence le « mal du siècle » d’une jeune femme de 28 ans. S’il devait modifier le titre en Je jure de m’éblouir, il avait sous la main un livre aussi dense que pénétrant. Il en fit lire le manuscrit à Emil Cioran qui était l’ami d’Evelyne. Ce dernier déclara à qui voulait l’entendre que dans la conversation, elle pouvait être « une sorte de Rimbaud femelle ». Le récit du roman, qui n’est probablement pas seulement autobiographique, raconte comment une jeune femme, chassée d’un couvent pour l’amour qu’elle porte à l’une de ses professeures, abuse des excitants, rate volontairement son bachot et se donne au premier venu. Au détour d’une scène curieuse, elle interroge un homme dont le métier consiste à sortir les candidats au suicide du canal Saint-Martin… Mais elle n’a pas envie « d’épiloguer indéfiniment sur l’absurdité du monde et de moi-même », de devenir exploratrice comme son amie Albine… Elle est comme beaucoup : « Elle veut vivre, Elle n’y parvient pas… »
L’effet médiatique de la parution du livre est court mais très fort. André Bay y avait ajouté une préface sur le suicide et la presse, en substance Yvan Audouard et André Parinaud dans Paris-Presse-L’Intransigeant, cite le 7 mai 1958 in extenso la lettre que la jeune femme écrivit à ses parents avant d’ouvrir le gaz. Un document troublant : « Mes chers parents, parce que vous m’aimez et parce que je vous aime, pardonnez-moi. Je vous en supplie, aimez-moi assez pour vous dire que je n’ai jamais su vivre, et que tout est mieux ainsi. Aimez-moi assez pour redevenir heureux. Alors, peut-être, là-bas, le deviendrai-je aussi… J’ai enfin retrouvé le sourire. (C’est vrai, ma mort me distrait !). C’est merveilleux de mourir comme on s’amuse, de par la grâce de Dieu. Je vous aime. »
Sous le pseudonyme d’Evelyne Mayère, elle avait traduit à tour de bras des polars (Helen Nielsen, Frank Gruber, A. A. Fair, etc.) ou des essais (M. E. Harding, A. Denti di Pirajno) pour les éditions Stock, Payot ou Ditis. Elle vivait apparemment entre la Suisse, l’Espagne et Paris, trouvant sa pitance en faisant la lectrice de plusieurs maisons d’éditions parisiennes. Dans Je jure de m’éblouir, elle avait écrit, fine mouche : « J’abandonne le procès de ma vie et de ma mort aux spécialistes. » Laissons faire, pour rendre hommage à la romancière disparue, sa rééditrice.
Éric Dussert
Égarés, oubliés « Une sorte de Rimbaud femelle »
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Éric Dussert
Traductrice prolifique de romans policiers, la jeune Evelyne Mahyère, amie de Cioran, se supprima avant de connaître la reconnaissance des lettrés.
« Une sorte de Rimbaud femelle »
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.