Goliarda Sapienza, la résurrection permanente
À peine éveillée, elle se préparait une cafetière de trois tasses et l’emportait dans sa mansarde (…) en même temps qu’un paquet de cigarettes Muratti. Là-haut l’attendait un fauteuil bas, bien rembourré, et une marée de feuilles tout autour : c’étaient les notes qu’elle disposait dans un ordre bien à elle, étalées par terre afin de pouvoir les observer de son fauteuil. Elle posait sur ses genoux un vieux coffret de disques de 78 tours et commençait à écrire sur des feuilles de papier A4 pliées en deux, qu’elle gardait à l’intérieur du coffret en question. Son écriture menue et très semblable à un électrocardiogramme se déployait sur ces petites feuilles à partir d’un simple Bic à pointe fine ; sa mesure journalière était d’en remplir trois ». Ainsi Goliarda Sapienza procéda-t-elle, patiemment et passionnément à la fois, jour après jour, pour écrire L’Art de la joie, à Rome, de 1967 à 1976. Celui qui l’observe et la décrit ici, Angelo Maria Pellegrino, l’a rencontrée un peu avant la fin de cette entreprise démesurée, alors qu’il a 29 ans et Goliarda 51, il devient son compagnon et demeurera à ses côtés jusqu’à sa mort, en 1996. Ensemble, pendant plusieurs années, ils se livrent à un constant travail de relecture et de correction du manuscrit de cet imposant roman de plus de 600 pages, dans l’espoir de le faire éditer. Espoir toujours déçu : les refus des éditeurs se succèdent. Goliarda en souffre mais ne veut en aucun cas « tomber dans le piège de l’auto-censure » qui peut-être rendrait l’œuvre plus lisible ou vendable, car ce serait là comme prostituer Modesta, l’héroïne. En 1994, ils parviennent à faire publier une partie du roman dans une petite maison d’édition, mais cette parution ne rencontre aucun écho. Douloureux épilogue d’Angelo Maria Pellegrino : « Goliarda ne pourra pas voir sa Modesta en librairie. Mais je sais que la douleur n’est plus sienne, que c’est moi qui l’éprouve : Goliarda n’est plus. Mais Modesta existe ».
Osons le recours à la citation latine (Goliarda en sourirait sans doute) : « Habent sua fata libelli », chaque livre connaît un destin particulier – et celui de L’Art de la joie a quelque chose de merveilleux, comme si les sorcières sardoniques qui s’étaient penchées sur son berceau avaient laissé la place à de bienveillantes fées. C’est en France que la magie se produit : avertis par un collègue allemand qui demande conseil, l’éditeur Frédéric Martin et la traductrice Nathalie Castagné publient cette fois, chez Viviane Hamy, l’intégralité de l’œuvre. Lors de la rentrée littéraire de 2005, la critique sacre en quelque sorte Goliarda Sapienza : René de Cecatty voit en elle une « princesse hérétique » et présente le roman un comme un « objet non identifié » et une « œuvre exceptionnelle », Jean-Baptiste Marongiu salue un véritable « Hymne à l’amour » et Jean Laurenti, dans Le Matricule des anges, décrit « un écrin romanesque torrentiel et baroque », un livre « cérébral et sensuel » à la fois. Le public suit et...