Goliarda Sapienza, la résurrection permanente
Il est arrivé, ces dernières années, que certaines commémorations fassent polémique, que certains personnages douteux ne semblent guère les mériter. Nul doute que ce ne sera pas le cas, en 2024, avec le centenaire de la naissance de Goliarda Sapienza. Le programme s’annonce copieux, sous l’égide du Tripode bien sûr. En écho à la parution de Destins brisés, Arte diffusera un documentaire de Coralie Martin, L’art de la joie ou la puissance d’exister et la dramaturge Ambre Kahan mettra sur les planches L’Art de la joie. Nous découvrirons ensuite la Correspondance et une biographie écrite par sa fidèle traductrice Nathalie Castagné. Puis nous pourrons (nous) offrir l’édition du centenaire, trois volumes sur papier bible et sous coffret, rassemblant les principaux textes déjà publiés. Par ailleurs, Manuela Spinelli, maîtresse de conférences à l’Université Rennes 2, conduira un colloque, sous le beau titre « Les mots nourrissent ». Après avoir travaillé sur les questions de la masculinité, de la féminité, de la parentalité, elle achève une thèse sur Goliarda Sapienza. Elle a bien voulu nous servir de guide pour visiter certains territoires de cette œuvre.
Manuela Spinelli, commençons par le plus surprenant : comment expliquez-vous le refus des éditeurs de la fin des années 1970 face à L’Art de la joie ? Était-ce dû à la liberté, voire la crudité, concernant la sexualité ? À la vision de la femme ? Aux choix idéologiques, politiques, plus ou moins explicites dans le roman ?
Il existe des raisons multiples qui peuvent expliquer ce refus qui nous étonne aujourd’hui. L’histoire de Modesta est une histoire particulière, elle renverse les stéréotypes genrés et ne se conforme pas à la morale. C’est un personnage qui peut choquer et on peut dire avec une certaine assurance qu’elle choquait les lecteurs des années 1970. Angelo Maria Pellegrino, le mari de Sapienza, raconte que le directeur de la RAI (la télévision publique italienne) s’est insurgé face à la possibilité de créer une série tirée du roman. Selon lui, il était impossible de représenter un personnage qui « tue, fait l’amour avec des femmes et des hommes et qui fonde même une famille anarchiste ! ». Cette réaction virulente me semble assez révélatrice du désordre que, dans le système littéraire et culturel de l’époque, un personnage comme Modesta représente. Les personnages féminins étaient d’ailleurs fortement codifiés et les modèles normatifs prédominaient. Modesta défie ces normes et elle les défait : son histoire ne suit pas une trajectoire linéaire, elle-même est un personnage changeant, capable d’évoluer et de s’adapter en suivant ses propres règles (en les créant, pourrait-on dire) et elle évolue au sein d’une structure narrative fluide, qui mélange les codes et les topoi.
Cependant, à mon avis, il y a aussi une raison plus large à prendre en compte. Les années 1970 sont une décennie particulière en Italie. Ce sont les années de plomb, les années du terrorisme...