Tandis que les drones ukrainiens tentent de faire des trous dans Moscou, la journaliste suisse Isabelle Cornaz publie une petite poignée de ses notes sur le monde russe. « Comme mes souvenirs ne sont pas précis. Moscou disparaît, petit à petit. Les détails s’effacent alors que la ville n’est faite que de ça. » Elle a vécu dans la capitale soumise au régime de Poutine durant plusieurs années et eut l’occasion de visiter quelques régions de ce qui constitue toujours un territoire à peine intelligible pour un Européen de l’Ouest. « L’espace se décolore, rythmé de bouleaux blancs tachetés comme de tendres chiens et par la fumée des herbes qu’on brûle au loin. »
Rassemblant souvenirs, petites scènes d’ambiance, croquis du quotidien et remarques sur l’urbanisme ou l’actualité, son voyage en terre étrange nous rappelle tout à la fois ce qui fait le charme de la Russie et ce qui nous retient d’y gambader inconsidérément. « Pour aller à la datcha, me dit Tania, nous avons traversé à pied la rivière gelée. Notre chat marchait devant nous, et nous, instinctivement, nous le suivions. La couche de glace était très fine. Ma mère croit, encore aujourd’hui que le chat nous a sauvés. » Et Sophie Cornaz rappelle qu’en 2010 trente voitures ont coulé en roulant sur une rivière gelée…
Un territoire grand comme un continent qui ne cesse de nous intriguer et d’alimenter nos fantasmes. Soldats russes pillards des cadavres ukrainiens, changements de saisons, présence des fleurs dans la ville, ou des barrières et grillages qui l’ont marquée par leur omniprésence, Isabelle Cornaz sautille de sujet en sujet pour reformer le collier de nouilles de ses souvenirs russes et ajouter à ce dernier des perles plus récentes, fruits d’une observation adulte, nourries de son emploi de journaliste et de ses études politiques. Entre le mystère bénin des innombrables cours d’immeubles d’habitations de Moscou (une magie à la Biély) et le secret institutionnel maintenu à tout propos sur les frontières ou autour des villes de scientifiques absentes des cartes, comme Arzamas-16 (la réalité policière), toute survie en terre russe semble dépendre d’un instinct à toute épreuve. Naturellement, pour militer, c’est une fois encore à une imagination que l’on doit recourir : « sachant que la moindre pancarte entraîne de lourdes condamnations pénales, elle éclate en sanglots dans les transports publics comme moyen de résistance, pour susciter chez les habitants une forme de mobilisation contre l’horreur. »
Neige et tyran, le menu semble invariable pour le peuple russe, qui doit encore supporter la « modernisation » de la ville à marche forcée. « La mue de la capitale a été interprétée (…) comme un acte politique. À défaut d’offrir à la jeunesse urbaine une démocratisation du pays, qu’elle réclamait (…) on lui a offert une occidentalisation de l’espace urbain, les attributs d’un monde globalisé comme si cela suffisait à masquer les travers d’un style autoritaire. En espérant ainsi la satisfaire, ou l’endormir. » La conséquence est que la réhabilitation de la ville par la mairie de Moscou, « La nuit, loin des regards » au cours de travaux express dignes d’opérations commandos conduit à d’inédites violences : « Les cafés de Moscou sont chauffés comme des biscuits fondants. Nos souvenirs glissent et se liquéfient sur des espaces nouveaux, purgés et triomphants. Les kiosques collés aux bouches de métro, leurs racines entremêlées aux communications souterraines, tout cela était un danger pour les habitants. » Les kiosques à journaux et bonbons ont toujours été un répulsif à tyrans…
Éric Dussert
La Nuit au pas
Isabelle Cornaz
La Baconnière, 81 pages, 16 €
Domaine français Sanglots moscovites
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Éric Dussert
Dans une société russe percluse d’autoritarisme, une journaliste retrouve les lieux qu’elle a aimés, incertaine d’apprécier ces nouveautés qui les accablent d’« occidentalisation ».
Un livre
Sanglots moscovites
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.