L’intrigue ne tient finalement pas à grand-chose. Nous sommes à bord du Ghost. Câline vient de passer l’arme à gauche et la femme s’est transformée dans l’esprit de l’équipage en la promesse d’un dîner de bonne chair. Blaquet, le cuistot du navire et le narrateur du roman, a aiguisé ses couteaux et s’apprête à tailler jambons et entrecôtes dans le corps de la défunte. Mais c’est compter sans Petit-Roux le moussaillon, fils de Câline dont il protège la dépouille contre quiconque s’en approcherait. Ça chauffe sur le pont du Ghost, et personne ne voulant servir de repas en lieu et place ou à la suite de Câline, on laissera finalement Petit-Roux et sa génitrice pour la nuit, censée porter conseil. Le gamin échafaude un plan de fuite via un canot du navire dans lequel il s’enfuit avec la dépouille de sa mère. Son objectif : récupérer un navire de la flotte de L’Empereur et filer sous le vent en direction de l’île du Toubib qui pourra embaumer le corps de la défunte et permettre au fils de trouver une des rares terres émergées où l’enterrer. Car la terre est entièrement, ou presque, recouverte par les eaux, depuis le grand déluge. Les survivants sont condamnés à naviguer à vie, à ne se nourrir que de ce que la mer donne le jour, car la nuit, c’est déluge et tempête assurés.
Le roman de Sylvain Coher nous embarque immédiatement par la langue qui y est employée. Matière épique, faite des vocabulaires multiples de la marine, de l’argot, des lexiques techniques et de néologismes ébouriffants, le témoignage de Blaquet nous emporte à travers mille inventions langagières, trouvailles de métaphores, néologismes savoureux, allitérations joueuses. Chaque phrase semble une vague à surfer, qui donne à la lecture des accélérations surprenantes. On a ici une grotte « plus sale qu’un trou qui pète », des marins dont « les râbles sont si maigres qu’on devine toujours l’horizon par le trou des nombrils ». Gouailleur en diable, Blaquet s’adresse à la barre d’un tribunal autant dire à nous ses lecteurs : « vous m’écoutez encore, je le sais bien, je vous renifle à distance et j’ai le tarin pour ça. Vous êtes toujours là, vous autres Cul-terreux (…). Vous butez contre le glossaire maritime, vous encyclopédisez le thésaurus du Ghost. Je subodore que vos mandibules s’affairent en cachette pour clabauder mon baratin. J’écoute vos pets de crevettes, j’entends vos relents de radula – celle des mollusques brouteurs. » Nous voilà rhabillés pour l’hiver, et on aime ça.
Sylvain Coher, Étraves votre dixième livre, impressionne par la langue qu’il emploie. Mais aussi, peut-être, par l’écart qui l’éloigne de vos livres précédents. Avez-vous ouvert une nouvelle voie dans votre travail d’écrivain ?
C’est un choix formel, j’en avais fait d’autres pour mes livres précédents. Dans Vaincre à Rome, les phrases étaient travaillées au rythme métronomique des foulées d’un marathonien ; dans Nord-Nord-Ouest, c’était le balancier de la ponctuation qui donnait parfois...
Entretiens Mille sabords !
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Thierry Guichard
Le roman d’aventures maritimes de Sylvain Coher offre une aventure de lecture ébouriffante grâce à une langue d’une folle inventivité. Jouissif !
Un livre