Quelle liberté, ces retrouvailles avec de vieux mots, cette virtuosité de langage ! C’est le premier roman d’Éléonore de Duve, et on se plonge avec un plaisir raffiné dans son écriture, à la fois sophistiquée et intelligente, sensible et terre à terre, au plus près de la matière, du travail, de la main, du concret.
Nous sommes en Italie, dans le sud rural, en Basilicate. Le village « dessine une caracole pâle, bouffée, sertie sur une bulle, dont les flancs joignent un empire lunaire, circulaire. » C’est là que naît Lucia, qui, enfant, aide ses parents « à emblaver les champs, piocher, ramasser les tiges (…) écussonner les vignes, émonder les plants, récolter les raisins (…) elle avait gaulé les arbres, voulu qu’en fussent tombés davantage de fruits, des amandes, des oranges imaginaires, des pommes du ciel ; le choléra avait dû emporter des proches (sa sœur cadette, son père ?) ». Éléonore de Duve a le souffle puissant, ses phrases longues balaient un vaste paysage et emportent ses lecteurs. Elle bouscule le rôle du narrateur, pose des questions quand elle ne sait pas.
Et forcément, souvent elle ne sait pas. Lucia est la grand-tante de Donato. Et Donato, le grand-père de l’autrice. Mais un grand-père qui n’a jamais rien raconté. Donc elle recrée ce qui n’a pas été dit. Au début du roman, dans le deuxième chapitre (intitulé « Réalité ») on rencontre Clio, qui est vraisemblablement un double d’Éléonore de Duve. Clio se rend dans une maison de retraite, pour visiter son pépé. Dialogue impossible, elle est seule à parler. Après avoir été taiseux toute sa vie, il a plus ou moins perdu l’esprit. Le premier chapitre, « Genèse », montrait Donato, adolescent maigre travaillant aux champs.
Au milieu de ce grand écart, entre le triste aujourd’hui d’un vieil homme aimé par sa petite-fille, et ce que l’autrice imagine de sa vie rude, au grand air, dans la première moitié du XXe siècle, il y a tout ce livre à la construction complexe et maîtrisée.
C’est beau et triste parfois. La vieille Lucia qui pense à des disparus : « lorsqu’elle y songe, des larmes d’enfants poignent irrémissiblement. Les pleurs s’ajoutent aux pleurs, les gouttes au torrent chétif. » C’est beau et doux aussi, comme cette scène pudique entre Donato et Cloe, son amoureuse, qui se rapprochent pour la première fois : « elle se redresse, s’adosse à l’arbre, pose le bassin sur une pierre, et lui, dans le tempo, la placidité de la rivière, oui, son courant rassurant, se couche, installe sa nuque sur sa cuisse, son crâne dans le repli des jambes. Le corps de la fille sent la pierre chaude, et les ventres houlent et les pulpes vaguent, et les deux flottent sans crainte. »
Éléonore de Duve raconte les vies, effleure la honte scolaire de Donato, glisse sur les balafres de l’histoire. Puis survient cet accord signé entre l’Italie et la Belgique (Éléonore de Duve vit et travaille à Bruxelles), en 1946, « des bras contre du charbon », qui avait pour but de faire venir de la main-d’œuvre italienne dans ces mines du nord. Donato en était. Après la grande lumière solaire, le fond du trou. Mais ici aussi l’autrice surprend. Il lui aurait été facile de composer une grande deuxième partie noire et dure, et de serrer les cœurs. Elle n’a pas fait ce choix. Elle ne décrit pas longuement. Elle n’esquive pas non plus, mais elle frôle. « Ah ! Ce qu’ils se trouvaient bien, au fond d’une longue nuit scandinave, mille pieds sous terre sous la mer, voûtés, racrapotés en position fœtale, faits comme des rats, Ah ! Ce qu’ils aimaient s’agglomérer, se serrer dans les gayoles. » Elle ironise, chahute un chouïa la ponctuation. Donato aura passé plus de quinze années dans le charbonnage Sainte-Catherine, à Farciennes, près de Charleroi. Elles font 20 ou 30 pages du roman. Et tout cela se finit dans la chaleur réconfortante d’un carnet de recettes domestiques, la ratatouille, le salmigondis, et les gnocchis apportés au grand-père.
Anne Kiesel
Donato
Éléonore de Duve
Corti, 216 pages, 21 €
Domaine français Faire parler le taiseux
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Anne Kiesel
Plein d’inventions langagières, Donato est un hommage à un grand-père italien, paysan dans les Pouilles devenu mineur en Belgique. Une pépite.
Un livre
Faire parler le taiseux
Par
Anne Kiesel
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.