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Zoom Monter sur le ring

mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251 | par Anthony Dufraisse

Une impressionnante enquête historique sur un combat de 1922, un essai très personnel de sociologie sportive, une biographie romancée qui sort de l’oubli Gratien Tonna « le démolisseur » ou encore le récit d’un retour sur le ring… quatre livres autour de la boxe comme autant de leçons de vie.

Quinze minutes sur le ring. Sur les traces d’une action passée, 24 septembre 1922

Nicolas Mathieu, la littérature est une manière de rendre les coups…

Boxer comme Gratien

Si la boxe n’était que de la boxe, ça se saurait. Elle est bien plus que ça, une évidente métaphore de la vie ; il n’est pas d’existence qui, tôt ou tard, ne soit une lutte, un combat, un corps-à-corps. C’est en quoi les moins amateurs voire les détracteurs de la chose pugilistique peuvent, mais si, mais si, y trouver matière à leçon et, qui sait, à admiration. Ceci ayant été dit, appelons successivement, tel un speaker à la voix de stentor sur le ring, nos quatre auteurs de livres très différents, ce qui fait d’ailleurs tout le sel de les réunir ici. Intéressons-nous d’abord à Christophe Granger, qui signe Quinze minutes sur le ring. Disons-le d’emblée, nous n’avons jamais rencontré un livre de ce genre. C’est presque un livre-concept que propose cet historien et sociologue, auteur en 2020 de Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, récompensé du prix Femina Essai. Du jamais-vu, oui, une telle enquête qui raconte, ou plutôt décortique avec une précision vertigineuse le combat qui eut lieu le 24 septembre 1922, à Montrouge, entre le favori des parieurs Georges Carpentier (« ange exterminateur », selon Mauriac) et son challenger sénégalais M’Baye Fal, alias Battling Siki.
Ce qui domine d’abord en lisant l’introduction, que le chercheur présente comme la « règle du jeu » de son ouvrage, c’est la perplexité. Mais comment va-t-il mener son affaire, se demande-t-on, c’est-à-dire ce « travail de spécification socio-historique » qu’il annonce centré sur la compréhension profonde des seuls actes dont le combat est fait ? « Prendre une action et ne considérer qu’elle, vouloir la saisir dans le présent où elle a lieu, revient en réalité (…) à l’envisager comme un présent où passe tout un passé », écrit Christophe Granger, résumant par là même un projet intellectuel inédit dont il a fixé les principes pour notre plus grand étonnement. Car le scepticisme du début disparaît vite dès lors qu’on entre, curieux puis captivés, dans le vif du sujet. C’est bluffant de voir ce que Granger tire du visionnage à la loupe, encore et encore, comme au ralenti, du film qui fut tourné à l’époque de la rencontre entre les deux boxeurs. Les photogrammes du film sont d’ailleurs tous reproduits dans l’ouvrage. Ce qui impressionne, et finit un peu aussi par tourner la tête, c’est l’extrême souci du détail de son étude, la description clinique de cette séquence sportive où deux adversaires, d’un round l’autre, mobilisent leur savoir-faire pugilistique respectif mais aussi et plus ou moins consciemment leur histoire propre. Bref, toutes choses qui expliquent que ce combat ne pouvait être tous les combats (contrairement à ce que Sartre pensait de la boxe en général).
Quand Granger promet une démarche qui est « celle d’un infini jeu de patience », ce ne sont donc pas de vains mots. Les lecteurs qui iront au bout de ce « livre un peu étrange », les uns convaincus par cette méthodologie quasi obsessionnelle, les autres peut-être légèrement crispés par la répétition qu’elle suppose, auront découvert comment, lors de cet affrontement de 1922 qui met aux prises une idole des rings et un outsider rebelle, comment, donc, s’articulent dans le déroulement du match, le contexte de l’époque (l’arrière-plan racialiste notamment), l’interaction proprement pugilistique (les réactions des boxeurs face à face) et l’aspect cognitif (les opérations mentales intentionnelles de l’un et l’autre). Exercice relevant de « l’histoire au microscope », cet ouvrage est, pour user d’une classification propre à la boxe, le poids lourd des quatre livres groupés ici pour l’occasion. Intéressants pour d’autres raisons, les trois autres illustrent d’ailleurs à leur manière un propos de Granger, page 312 : « Comprendre ce que font les gens, c’est être capable de décrire tout ce que contient leur action. Non pas sous la forme d’un causalisme creux, qui cherche les raisons qu’ils ont de le faire. Mais sous celle, autrement exigeante, et autrement réaliste il me semble, d’une multitude d’histoires qui s’actualisent au présent. »

« Comprendre ce que font les gens, c’est être capable de décrire tout ce que contient leur action ».

En croisant évocation très personnelle (son père Mustapha pratiquait la boxe à haut niveau dans les années 1980) et enquête journalistique sur la trajectoire sociale de ceux qui poussent la porte d’une salle de boxe ici ou là en France, Selim Derkaoui, précédemment coauteur de La Guerre des mots, met dans Rendre les coups des mots sur la guerre que se livrent les corps dans le grand corps social. Récit documentaire nourri de différents témoignages, ce livre raconte ainsi avec pertinence et sensibilité « la lutte des classes en France, les cités ouvrières et l’immigration postcoloniale à travers l’un des aspects de sa culture populaire. » Idéalisée hier par la classe laborieuse comme une voie possible sinon d’émancipation sociale, en tout cas de célébration de ses origines modestes, la boxe aujourd’hui s’embourgeoise, gentrification encanaillée aidant. Parmi les nombreux interlocuteurs de Derkaoui, il y a l’ancienne boxeuse et désormais écrivaine Aya Cissoko qui voit dans la boxe, avec le recul de son expérience, « l’allégorie du capitalisme ». Très critique de l’environnement pugilistique (les promoteurs, les sponsors…), elle parle encore d’une « puissante expression du capitalisme, de l’exploitation des corps ». Des propos qu’un certain François Ruffin aurait pu tenir. Signataire de la postface, le député de La France Insoumise salue dans le livre de Selim Derkaoui l’expression d’une fidélité aux « ouvriers du ring ».
Né en 1949, issu d’un milieu très populaire, Gratien Tonna aurait pu être l’une des figures croisées dans Rendre les coups. C’est lui que l’on retrouve au cœur de la vraie-fausse enquête littéraire que lui consacre un Didier Castino très inspiré. Auteur de trois romans remarqués (Après le silence, Rue Monsieur-le-Prince, Quand la ville tombe), l’écrivain marseillais s’emploie à sortir de l’oubli ce boxeur au palmarès pourtant incroyable : doté d’une force naturelle hors du commun, l’homme a été cinq fois champion de France des poids moyens, double champion d’Europe et surtout, premier boxeur tricolore à combattre à Las Vegas. C’était il y a quarante-cinq ans. Castino a vraiment rencontré Gratien Tonna, 72 ans, qui vivote désormais dans un mobil-home près de Martigues, pour évoquer sa carrière et essayer de comprendre son drôle de parcours. « La rencontre, d’une rare intensité, fut traversée de confidences et de silences qui ont permis de construire un personnage s’approchant peut-être de son modèle. Boxer comme Gratien reste une œuvre de fiction », tient à souligner dans une note en fin d’ouvrage l’auteur, qui se met en scène ici sous les traits d’Hervé.
Écouter Gratien, ses proches et ses fidèles, c’est enquêter sur « le mystère Tonna ». Car mystère il y a, comme si on avait voulu effacer ce nom, et surtout ce prénom si peu ordinaire, des annales de la boxe. Le double de Castino retrace ainsi les étapes d’une enfance rugueuse qui ne pouvaient mener qu’à la boxe, l’ascension fulgurante, les grands combats gagnés ou perdus (dont certains mémorables contre Kevin Finnegan, Rodrigo Valdez, Carlos Monzon), la flambe et la fête qui souvent tournent la tête, les fréquentations toxiques, les frasques, la déchéance. Celui que l’on voyait, au sommet de son art, comme un « démolisseur » parce qu’il dézinguait ses adversaires avec sa « droite ravageuse », finira par détruire sa réputation et sa situation sociale bâtie à la force des poings. Quand Hervé demande à Tonna si la boxe lui a permis de s’élever socialement, on repense alors au livre de Derkaoui ; c’est une question que ce dernier aurait pu poser. Ailleurs, c’est à Christophe Granger que l’on pense quand Hervé lit tout un passé dans une gueule esquintée par les coups : « Tout ce qu’on sait de lui, l’accident à l’entrée du tunnel, les trois balles reçues, les bagarres dans les bars, les multiples KO de sa carrière, tout ce qui est vrai ou pas défile dans votre tête. » Abîmé sur et en dehors du ring, accouché aux forceps par Hervé l’empathique greffier, Gratien Tonna refait donc le match comme s’il espérait encore reprendre la main sur son destin.
Il y a un peu de ça aussi, enfin, dans Les Poings, une nouvelle de Joseph Incardona. Peut-on remonter entre les cordes comme on remonte une horloge ? Est-il possible, pour son personnage l’empâté Frankie Malone, retiré des rings, de remettre les gants et, dans l’espoir d’une victoire, de sauver une vie un peu ratée, une carrière sportive au goût d’inachevé ? La roulotte de Malone rappelle le mobil-home de Tonna, c’est-à-dire une existence menée à la marge. C’est le portrait d’un homme de bonne volonté, cabossé par les occasions manquées, que brosse l’Italo-Suisse avec un joli sens du récit ramassé. C’est l’histoire, oui, d’une dernière chance qu’on s’accorde à soi-même parce qu’on ne veut pas entendre le son du gong fatal, celui de l’anonymat pire qu’un KO. « Chacun s’accroche à ce qu’il peut », comme dit cette Marlène esseulée que Malone n’a pas su garder auprès de lui. Ça se saurait si la boxe n’était que de la boxe…

Anthony Dufraisse

Quinze minutes sur le ring
Christophe Granger
Anamosa, 445 p., 26

Rendre les coups. Boxe et lutte des classes
Selim Derkaoui
Le Passager clandestin, 156 p., 18

Boxer comme Gratien
Didier Castino
Les Avrils, 345 p., 22

Les Poings
Joseph Incardona
Zoé poche, 110 p., 8,50

Monter sur le ring Par Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°251 , mars 2024.
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