Ça commence quelque part dans l’Atlantique Nord, aux confins de l’Empire danois, peut-être au XIXe siècle. Sur une île sans forêt, entourée de falaises, peuplée, à peine. Un navire vient de débarquer. Le lecteur aura peut-être en tête les aventures d’Amundsen ou de Nansen, ou les explorations avortées comme celle racontée par Hélène Gaudy dans Un monde sans rivage (2019), ou encore l’Islande verte et perdue de Jón Kalman Stefánsson. L’Escale, premier roman de Marion Lejeune, s’attache au destin suspendu d’un simple marin, Grigori, qui préférerait ne pas remonter sur son bateau. Incrusté chez des insulaires pour un temps indéterminé, il va devoir apprivoiser l’ennui et le mystère du quotidien des autres, apprendre jusqu’où habiter « ce rôle d’homme des lisières qui se paye le luxe d’observer sans participer ».
C’est avec beaucoup de délicatesse que l’écrivaine dilate et déplie le temps de son héros : dans ce récit de voyage presque immobile, elle nous fait éprouver, majoritairement au présent, ce que c’est de déserter. Attentive aussi bien à l’intériorité de Grigori qu’à ce qui se trame au-dehors, elle fait émerger peu à peu les lieux, loge des rencontres – une pilleuse de nids, les ouvrières d’une usine de poissons, des « Russes flottants » ou le « chœur de muscles » formé lors d’une chasse à la baleine. C’est avec un talent certain qu’elle esquisse des silhouettes, notamment de groupes ; on pense alors aux collectifs mouvants des romans de Kerangal. Les passages les plus marquants montrent le corps à corps des personnages avec la nature et en particulier les animaux, par exemple quand « la main qu’ils tendent vers les œufs est devenue, dans un juste retour, l’aile qui les effleure, qui les gifle, qui les bat ». Certains passages pourraient gagner en densité et en puissance suggestive (quelques métaphores ou quelques explications en moins) : mais ce récit à la fois atemporel et sensuel nous donne à rêver aux bifurcations d’une vie, aux temps que l’on pense « morts » et aux lieux invisibles.
Chloé Brendlé
L’Escale
de Marion Lejeune
Le Bruit du monde, 277 pages, 21 €
Domaine français Dans le décor
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Chloé Brendlé
Un livre
Dans le décor
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.