L’orée des forêts constitue toujours une frontière physique entre le monde des humains et celui des légendes, des frayeurs passées. Très peu d’entre eux s’aventurent en leurs cœurs. Bohumil et Bohumila franchissent le pas. Ils fuient Prague pour un village reculé, au plus profond de bois sombres, inquiétants. Ils ont quitté la ville, leur mésentente (une tromperie ?) violente. Bohumila en porte les stigmates, un bras fracturé recouvert de bandages. Mais n’était-ce pas aussi pour cacher le fruit de ses entrailles, un fils handicapé, peut-être autiste ? L’accueil que leur réservent les villageois se révèle anxiogène, étrangement amusé. Chiens de faïence d’un jeu de quilles macabre, ils vont au gré de fêtes, d’us et coutumes d’un autre âge, être piégés, alors qu’une présence étrange rôde la nuit aux alentours. Est-ce un loup ? garou ? Ou le Mal, présence organique compacte et diffuse ?
Tel le corps, les corps, les corps de délit présents ou passés, qui encombrent, suintent, grattent, s’étiolent ou s’avachissent, ce roman s’ouvre par l’expulsion dantesque d’un veau. « Elle piétinait dans le fumier. Traversé de veines palpitantes, son ventre énorme se tendait et se détendait au rythme des convulsions. Sous la queue, un petit sabot pointu apparut. Un mince filet de placenta dégoulinait sur le bord. Le flux gris-blanc ne se déchirait pas : il étira jusqu’à trembloter dans la brise estivale, puis tomba sur la litière avec un petit claquement. » Bohumil y assiste, abasourdi, en proie au malaise. Ne peut détourner le regard, à l’instar du lecteur de ce terrible ouvrage qui coûte à être lu, mais qui fascine inexorablement. Son corps à lui va se rétrécir. Il ne mangera plus, boira de la gnole, s’acidifiera. Il voudra se dire, parler, être écouté, mais ne trouvera aucune oreille. « Il lui fallait une pesanteur afin de ne plus être agité sans cesse par des pleurs silencieux. Mais s’il s’était levé, la nuit, et était allé boire de l’eau de pluie devant la maison, il n’aurait pas pu continuer de faire comme si tout allait bien, comme s’il n’était pas devenu fou. » Le couple est perdu. L’enfant poursuit des papillons. Bohumila passe son temps à gratter le mal qui ronge son bras, ne parvenant qu’à l’envenimer. Son physique, lui, est source de désirs chez les mâles locaux. Des désirs sales que la bière, l’alcool, les huis clos, vont catalyser.
Ici, les êtres semblent ne jamais avoir eu droit au bonheur, pris par le poids d’un fatum. Personnages expulsés d’un calvaire de granit ? Ils agissent en pantins consentants, manipulés par un étrange rituel, qu’ils reproduisent au fil des saisons, hantés par un conte, celui du Petit Chaperon rouge. La course-poursuite qui s’ensuit, ne s’autorise qu’un emprunt à la modernité, à sa technologie, l’utilisation de la vidéo des portables comme si les contes d’aujourd’hui avaient immanquables besoin d’un support imagé. Mais les films seront flous car l’horreur n’est jamais vraiment dite, toujours suggérée. La violence est avant tout celle du silence. À l’instar d’un jeu d’enfants, les protagonistes du récit miment la mort avant de la donner. « Et quand le réalisateur est vraiment costaud, il dispose l’enfant et remonte avec la caméra depuis les pieds jusqu’aux yeux déjà dévorés, jusqu’à la bouche entrouverte, d’où sort toujours une scolopendre. Comment ils font pour filmer tout ça ? » Qui de la fiction ou du réel enfante le monde et nous permet de le supporter ?
Zuzana Říhová, professeure de littérature tchèque, jongle ici avec différents registres, conte, drame social, polar, fantastique, pour composer un roman magistral de bout en bout et qui ébranle. Elle joue perfidement de la tension nerveuse, issue du vide, des manques des êtres, des horreurs qu’ils génèrent, l’étirant à son maximum, tel un violon qui se mettrait à jouer tout seul. Pour ce, elle dissémine de ténus indices au fil de la narration, qui font l’effet de miroirs aux alouettes et hypertrophient le désordre ambiant. Chaque personnage pratique sa propre introspection, définit ses manques, sa mal-vie, donne son approche des différentes situations. L’écriture, métabolique, cardiaque, s’étend et se contracte, enserre des dialogues acerbes, puis, court, descriptive comme une voix off de documentaire, d’autant plus claire que son propos est sombre. « La proie du loup n’est pas l’animal malchanceux. C’est l’animal faible. Qu’importe la nature de sa faiblesse, qu’elle soit physique, comme c’est généralement le cas, ou de caractère, c’est la faiblesse à opposer une résistance qui fait des autres espèces, en présence du loup, ses proies potentielles. » Une truffe de toxicité et de noirceur.
Dominique Aussenac
Et ils revêtirent leurs fourrures d’aiguilles
de Zuzana Říhová
Traduit du tchèque par Benoît Meunier
Le Seuil, 336 pages, 22 €
Domaine étranger Enfer et damnation
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Dominique Aussenac
Avec cette chronique d’un effroi annoncé, la Tchèque Zuzana Říhová délivre un premier roman dérangeant, un conte de Grimm réinitialisé.
Un livre
Enfer et damnation
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.