A ceux qui nous ont offensés. Scènes de la vie judiciaire
Voici un livre paradoxal. Il est fait de petits fragments, quasiment des notules. On pourrait donc avoir envie de l’ouvrir au hasard, parcourir deux-trois passages, le laisser puis le reprendre. Erreur ! On y trouve beaucoup plus de force en le lisant dans l’ordre. Comme un livre composé par un auteur – ce qui est justement le cas. C’est le premier ouvrage publié par Maxime DesGranges, qui travaille dans l’édition et est chroniqueur littéraire.
Un jour de pluie, pour se mettre à l’abri, il entre au tribunal de sa ville, Strasbourg, dans la salle des comparutions immédiates. Il y découvre un portrait brutal et quotidien des misères humaines. Il y revient. Et raconte, en choisissant des extraits, une phrase ou deux, parfois plus. Beaucoup de dialogues, quelques courtes descriptions. Zéro commentaire. Mais, ciel, comme on en comprend ! Comme on en devine, des contextes, des sous-textes ! Il y a une épaisseur terrible dans les blancs, dans tout ce qui n’est pas raconté.
DesGranges n’est ni juriste ni journaliste judiciaire, il ne le cache pas. D’ailleurs il se trompe. Dans le préambule de À ceux qui nous ont offensés, il écrit que, la première fois, n’osant pas pousser la porte close de la salle 101, il attend l’entrée d’un avocat pour se faufiler derrière lui. Non, évidemment. Si la porte d’une salle d’audience est fermée, c’est un huis clos, et on n’y entre pas. Dans tous les autres cas, elle est grande ouverte, c’est la loi. La justice est publique. Et cette publicité – ce théâtre, la rend fascinante.
Le lecteur passe du rire aux larmes, enfin, surtout les larmes. « - Vous êtes actuellement en détention pour quoi ? - Rien, j’ai juste commis des violences. » Fin de la notule. Notule suivante : « Procureur : ‘‘ Pour M. Arnold je préconise donc un suici… un suivi sociojudiciaire.’’ »
Il y a beaucoup de cogneurs de femmes. « Je la frappe une fois de temps en temps, mais rien de grave. » Autre affaire, le soir de Noël : « Juge : Vous lui dites : ‘‘Je vais te tuer. Je vais te tuer’’. Prévenu : Mais c’était pas vrai. C’était pour jouer. » Ailleurs encore : « Je ne lui ai pas tiré les cheveux, non : c’est ses cheveux longs qui se sont enroulés involontairement autour de ma main. » Parfois, c’est digne des Nouvelles en trois lignes, de Félix Fénéon (cité en épigraphe). « ‘‘M’sieur, je te jure, je suis pas un voleur, j’ai un diplôme en pharmacie !’’ Neuf mois ferme, obligation de quitter le territoire. »
Autre grande source de réjouissances judiciaires : l’alcool. « Juge : ‘‘Quand on vous voit, on a l’impression que le Dry January ça ne vous a pas trop concerné, vous.’’ » Un autre prévenu : « - Pourquoi vous attendez le 1er février pour vous faire soigner ? - Parce que le mois de janvier c’est le début de l’année. Donc ça ne compte pas. Donc l’année, – la vraie année – elle commence à partir du 1er février. Dans ma tête en tout cas c’est comme ça. »
On apprécie l’efficacité du recueil de la parole de ceux qu’on n’entend rarement, cette parole dans un cadre judiciaire, non pas forcée – puisqu’on a le droit de se taire – mais qui surgit comme l’explosion d’un volcan. Il arrive que littérature et violence se mêlent. DesGranges cite une interminable bordée d’insultes, d’une vulgarité crasse. Puis indique, sans nommer le proférateur : « Un poète, lauréat du prix Goncourt de la poésie, poursuivi pour violences conjugales. » Une rapide recherche permet de trouver sur le site Zone critique, pour lequel il travaille, son compte rendu beaucoup plus détaillé de cette audience, publié en collaboration avec Mediapart, en février dernier : « Jean-Michel Maulpoix : une histoire de bleu(s) ». Ceux qui n’avaient pas compris, en peu de mots dans le livre, trouveront ici la version complète…
Allez, une dernière pour la route, et ce n’est plus le titulaire du Goncourt : « J’ai fui à l’arrivée de la police parce que j’ai cru que c’était la mafia belge. »
Anne Kiesel
À ceux qui nous ont offensés.
Scènes de la vie judiciaire,
de Maxime DesGranges
Le Cherche Midi, 180 pages, 17,90 €