Auteur qui aura passé sa vie à espérer l’inespéré et à décrire sa condition « d’enfermé vivant », Vincent La Soudière (1939-1993) fait partie de cette confrérie des poètes maudits qui disparaissent avant que leur talent ou leur génie ait été reconnu. Aîné de huit frères et sœurs, d’une vieille famille d’origine charentaise, Vincent Regnauld de La Soudière se passionne pour la philosophie, la théologie et la poésie mais un psychisme fragile et de graves troubles nerveux l’obligent à interrompre ses études pour exercer divers métiers de subsistance. C’est l’époque où il commence à écrire régulièrement avant de tenter la vie monastique qu’une folle passion amoureuse viendra rompre rapidement. Commence alors une vie d’errance et de voyages faite d’emplois précaires et de l’impossibilité de s’établir dans un lieu. Lors d’un séjour dans un monastère, où il venait travailler aux champs et profiter du calme pour conforter un équilibre toujours fragile, il fait la connaissance de Didier, qui deviendra son meilleur ami, son confident et son correspondant privilégié durant près de trente ans. (Les Lettres à Didier ont été publiées, en trois volumes, par Sylvia Massias, aux Éditions du Cerf : C’est à la nuit de briser la nuit [2010], Cette sombre ferveur [2012] et Le Firmament pour témoin [2015].) Si l’écriture est son activité principale, il ne fera paraître qu’un mince volume, Chroniques antérieures (Fata Morgana, 1978). C’est que « écrire est une chose. Se faire publier en est une autre. (…) Je distingue, derrière le fait de publier, un fort besoin des autres, de quantités d’autres – rarement donner, se donner et se perdre. » Encouragé et aidé par Henri Michaux, Cioran, Armel Guerne, il tente de sublimer ses crises spirituelles et ses tourments existentiels par la création littéraire mais connaîtra l’abîme des dépressions avant de voir, en 1988, l’écriture revenir « par houles, par vagues ». Parmi les trois cahiers et les neuf carnets qu’il rédigea de 1988 à sa mort, en 1993, Sylvia Massias a choisi et réuni vingt-sept textes qui constituent une sorte d’autobiographie autant qu’une forme de testament.
Des textes manifestement écrits dans une sorte d’état d’urgence qui en augmente l’intensité, et où il se donne à lire nu et sans artifice. Textes abrasifs, envoûtants parfois, saisissants de tristesse réelle et d’aveux touchants. Les lire, c’est aller à la rencontre de l’immense souffrance d’un homme dont le drame aura été d’être l’avorton de sa propre existence. Une sorte d’inadaptation et un état de damnation qui, conjugués à la prescience que c’est au fond du gouffre de désespérance que pourra se lever « l’Inespéré », le conduisent à n’exister que dans la souffrance et l’éclatement. « Dis-lo-ca-tion par empalement de tous les étages de l’être. (…) Je traînais après moi mes entrailles comme la substance d’un escargot sans coquille. »
Avec une lucidité poignante, La Soudière revient sur son passé, refait les gestes qui auraient dû lui assurer un devenir. « C’était mon destin que d’échapper à un destin. » Il évoque son premier et inoubliable amour, Teresa, celle qui le détourna de sa vocation monastique et celle qui, il en est persuadé, aurait eu le pouvoir de « dissiper l’intenable ténèbre ». Il dit ses tentatives désespérées de s’accorder au monde et son combat contre les ravages de la dépersonnalisation. « Je ne fais que circuler à travers la collection de mes “moi” en entologiste phénoménologique. » Et il témoigne de son incessante lutte pour faire des états torturants qui l’assaillent, la matière d’une œuvre. Une bataille dans laquelle il a pour alliés « les artistes qui ont raté leur vie », Hölderlin, Kleist, Van Gogh, Rimbaud, Artaud, tous ces « crucifiés de la beauté asphyxiés par les ténèbres de leur époque ». Et puis Pessoa, le frère intime et indéfinissable. Des écrits donc qui s’adressent à ceux qui comprennent viscéralement la poésie, et mesurent la difficulté de mettre en mots l’innommable, qui n’est pas l’ineffable mais un indescriptible défaut d’être. « Il faut une faim inapaisée, un grand abîme d’où l’on ne remonte pas, de grandes plages d’angoisse et de désespérance pour écrire un vers, une ligne, une phrase. » Écartelée entre espérance et désespérance, la vie de La Soudière n’aura été qu’un échec. Ne se sentant ni écrivain ni saint, il se laissa glisser dans la Seine, le 6 mai 1993.
Richard Blin
Batelier de l’inutile,
de Vincent La Soudière
Texte établi et annoté par Sylvia Massias
Postface de Marc Wetzel
Arfuyen, 160 pages, 16 €
Poésie Poète des ébranlements intérieurs
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Richard Blin
Écrivain secret et tourmenté, Vincent de La Soudière a laissé de nombreux écrits fragmentaires. Batelier de l’inutile nous plonge dans la réalité à la fois fascinante et dangereuse de ce quêteur d’absolu.
Un livre
Poète des ébranlements intérieurs
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.