Cette belle brique blanche de près de cinq cents pages est un objet fort singulier. Son auteur a choisi de dissimuler son identité derrière un mystérieux code chiffré palindromique (« 3773 »), un anonymat qui contribue à amplifier la nature insaisissable d’une proposition qui semble dès lors sortir littéralement de nulle part et flotter dans sa propre temporalité. À mi-chemin de la somme poétique et du carnet de notes d’une poésie potentielle s’envisageant directement sous les yeux du lecteur, ce recueil tient à la fois de la proposition brute (une poésie produite en marge du champ poétique) et très sophistiquée (une poésie extrêmement consciente des procédés qu’elle met en place et qui fait de cette hyper-conscience même un moteur).
Cela commence par des chevaux qui courent sur cinquante pages. « Des chevaux / de grands ongulés blancs / marbrés veinés », ils sont la « promesse d’un galop haletant », ils forment « l’onde mathématique d’un corps ». Le « choc des sabots » crée « des rythmes » et ce long poème fait de l’espace de la page, de l’attentive répartition du texte et du blanc, un rythme, justement. Le mouvement des chevaux et de leurs cavaliers est celui du poème et des pages que l’on finit par tourner presque frénétiquement, emporté par l’élan de la horde chevaline et de la combinatoire des répétitions/variations. Mais il y a une ambiguïté, car on ne sait pas si ce qui nous est décrit correspond aux chevaux eux-mêmes, à leur fougue, ou à une frise sculptée qui les représenteraient, qui aurait figé dans la pierre leur intensité. Le poème énonce-t-il le mouvement lui-même ou, comme une sculpture, peut-il l’évoquer dans une immobilité radicale ? Plus que dans les mots, toujours précis et « objectifs », l’ambivalence est dans le déplacement même du poème, « cette masse folle ».
Il s’agit en tout cas, comme dans le travail du marbre, d’évider un bloc, de dire autant par la présence que par l’absence du mot dans le trou de la page. L’espace sur le papier, que le poète utilise comme la partition du poème (qui s’étend toujours sur plusieurs dizaines de feuillets car, comme la musique, il a besoin de la durée pour se déployer), est une manière de convoquer directement l’espace physique qu’il invoque. C’est « le parcours de la matière d’elle à elle » que l’on suit dans La conquête de l’espace, une manière de « laiss(er) à l’espace la trace même d’un passage ».
Ainsi, après les chevaux, ce sont les cigales dont la répartition spatiale est reproduite sur la page. C’est leur chant envisagé comme un souffle qui s’organise en alternance de blocs de texte où la répétition devient boucle (« leur son est un chant il sourd leur chant est un son », etc.) et d’énoncés qui sont autant d’instructions pour des Exercices de respiration : « il faut être comme l’arbre / il faut moduler le souffle / il faut être comme la cigale / il faut / cymbaliser ».
Mais le poème a beau s’étaler dans sa rigoureuse construction (il y a un goût du géométrique chez notre mystérieux poète-palindrome), il n’en reste pas moins toujours à advenir. Ainsi, notre affaire de cigale débouche-t-elle sur une liste numérotée de « notes pour l’écriture d’un chant à venir ». D’autres poèmes, comme Le vol du corbeau ou Île, ne semblent d’ailleurs faits que de cela : ils ne sont pas le poème lui-même mais l’ensemble des annotations permettant son écriture. À moins qu’il ne s’agisse de démontrer que le poème est devenu inutile dans « l’infinie variabilité de sa mutation ». L’auteur, pour parvenir à la « colline poétique », dit : « je fais advenir le mot île / il tient dans le langage ». Mais celui qui dit est peut-être un autre ou, une fois de plus, anonyme ; il y a quelque chose de démiurgique, de cosmogonique, quand « la voix dit : l’île apparait ». Paradoxalement, pourtant, « l’île est augurale (elle annonce la mort des dieux) ».
Nous sommes face à une poésie où l’image est rarement convoquée dans la langue elle-même puisqu’elle se donne tout entière d’avance : l’île est une île, la cigale une cigale, le corbeau un corbeau. C’est bien cette assurance d’une image déjà visualisée qui permet toutes les transformations, le jeu des variables et variantes. Mais la langue produit aussi des images toutes prêtes qui peuvent servir de source : La lente murmuration des oiseaux dans le ciel naît poétiquement d’une définition tirée d’un dictionnaire anglais, où le mot « murmuration » désigne ces groupes d’oiseaux qui, tels les étourneaux, évoluent en groupes serrés dans le ciel. Transvasé d’une langue à l’autre, il trouve une puissance évocatrice insoupçonnée.
Plus loin le livre alterne des « tributs » (à deux George(s), deux « altérités », Oppen et Bataille) et des fragments et poèmes « grecs », autant d’instantanés de choses vues ou saisies, parfois dans leur plus simple appareil : « dieux héros carcasses de voitures ». La juxtaposition est déjà poème.
Guillaume Contré
*ekwo
de 3773
Dernier Télégramme, 460 pages, 20 €
Poésie Une poésie de l’annotation
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Guillaume Contré
Composé de longs poèmes qui font vibrer des images par un travail de la répétition, ce recueil surprenant réinvente un lyrisme de l’objectif.
Un livre
Une poésie de l’annotation
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.