Dès la sortie de Palerme, en 2013, le film réalisé par la dramaturge et comédienne Emma Dante, beaucoup avaient senti qu’il y avait dans cette œuvre cinématographique quelque chose de très fort. Jusqu’à son générique de fin, étourdissant, illustré par une sublime chanson des frères Mancuso et d’Antonio Marangolo (« Cumu è sula la strata » sur l’album Bella Maria). Sans surprise, le travail d’Emma Dante lui vaut une renommée grandissante. Au théâtre, elle excelle, elle est donc cinéaste également et il se trouve que le roman d’où jaillit son film, Via Castellana Bandiera (Rizzoli, 2008), celui-là même qui nous est donné de lire, a été récompensé à plusieurs reprises, à juste titre. Il est finalement traduit en français, après un achat de droits par Albin Michel qui n’a jamais abouti à la publication du livre. Le travail de traduction, peut-être, était-il cause du délai tant il était empreint de difficultés… Ce ne serait pas étonnant car à l’instar de L’Affreux Pastis de la rue des Merles de Carlo Emilio Gadda, la Rue Castellana Bandiera d’Emma Dante mêle langue italienne et jargon de Palerme, un mélange que la traductrice Eugenia Fano a dû apprivoiser pour le comprendre et lui offrir des équivalents dans nos propres langues de France. Un labeur indispensable pour rendre à ce roman sa puissance et son étrangeté sans en édulcorer le sel et la violence.
De la violence, il y a en a dans cette histoire de frustrations, de pouvoir, d’amour et d’autorité. Le récit pourrait être donné en deux lignes : deux femmes de statuts très opposés se trouvent au volant de deux voitures qui se font face dans une ruelle. La situation est bloquée lorsque, pour des raisons différentes, ni l’une ni l’autre ne veulent plus céder sur rien, et surtout pas leur droit de passage. Elles passent la nuit dans leur habitacle respectif. Si le nom de Sergio Leone dit encore quelque chose, on se rend vite compte qu’Emma Dante a réinventé ici le duel. Ni plus, ni moins. Pas de pistoleros, deux femmes arrivées au bout de leur capacité de résistance, au terme de leur stock de patience, bien décidées à rejeter leurs soumissions respectives, définitivement. Il y a Rosa la quadragénaire lesbienne, intellectuelle, née à Palerme mais installée à Milan, et Samira la vieille Albanaise, engrossée par son propre père, arrivée autrefois à Palerme après s’être prostituée pour payer son passage et celui de sa fille, sans papiers depuis, enkystée dans la belle-famille de sa fille morte trop tôt… Avec, pour seule tendresse, que celle du jeune Nicolas, l’un des fils du patriarche, le plus dégourdi, le plus gentil.
Au-delà du cas obsédant des deux femmes, le décor n’est pas sans intérêt. C’est d’ailleurs le troisième personnage, cette famille hirsute que l’on dirait issue d’Affreux, sales et méchants (1976), le film d’Ettore Scola. « La famille Calafiore, c’est un univers, une époque, une souffrance. Une maladie, et sous certains aspects, un traité de psychologie contenant tout ce qui concerne les relations pères-enfants. » Misère sentimentale, sociale, sexuelle, culturelle, intellectuelle. Le sordide le dispute au chaotique dans la verte langue mixée par Emma Dante. Dans ce monde âpre qui ne fait aucune place à l’individualité, il faut se battre pour exister, ou vivre loin, comme l’un des fils du patriarche. Reste l’exception du jeune Nicolas, seul être bouleversé par le destin de Samira, le seul qui est apte à comprendre en fait, parce qu’il est apte à parler… Ou vice-versa.
Réussite romanesque remarquable, Rue Castellana Bandiera est d’ores et déjà un roman classique, riche, polyphonique, bruyant, redoutable. Comme la misère, il va coller à votre esprit pendant de longues années…
Éric Dussert
Rue Castellana Bandiera,
d’Emma Dante
Traduit de l’italien et du sicilien par Eugenia Fano,
illustrations d’Oana Lohan,
Le Chemin de fer, 176 pages, 18,50 €
Domaine étranger Duel au soleil
septembre 2024 | Le Matricule des Anges n°256
| par
Éric Dussert
Rosa la Milanaise contre Samira l’Albanaise : deux femmes à bout s’affrontent dans une ruelle de Palerme, par Emma Dante.
Un livre
Duel au soleil
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°256
, septembre 2024.

