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Domaine français Les mémoires renaissantes d’Abdellah Taïa

octobre 2024 | Le Matricule des Anges n°257 | par Catherine Simon

Largement autobiographique, Le Bastion des larmes est un livre de voix, un ballet de fantômes pleins de vie, de rancœur et d’audace.

Le Bastion des larmes

Ce n’est pas Jean Genet qui m’a appris la transgression, ce sont mes sœurs », insiste le drôle de garçon de 51 ans, que l’on retrouve à Paris, en septembre. Depuis ses premiers livres, Mon Maroc (Séguier, 2000), L’Armée du salut (Seuil, 2006) ou Le Jour du Roi (Seuil, 2010), pour ne citer que ceux-là, cet obstiné n’a guère changé de sujets d’écriture ni d’allure. Même maigreur enfantine, même regard doux et triste, comme une manière de politesse, un masque délicat et fragile. Ne pas s’y fier. Pas trop. Ce tendre est un guerrier. « Vas-y, tu es Goldorak. Tu es Captain Majid. Tu es Sinbad, tu es Aladin », souffle-t-il à Youssef, héros de son nouveau roman, dans une scène mémorable au hammam. Et Dieu sait qu’il y va fort, Abdellah Taïa, dans ce récit largement autobiographique, comme le sont la plupart de ses livres.
Dans Le Bastion des larmes, l’ancien gamin de Salé, grandi dans « la jungle » du quartier populaire de Hay Salam, ose décrire, avec une crudité et une élégance peu communes, ceux qui résistent à la « dictature » de la norme – et ce que la société leur inflige. Ses sœurs, pour commencer : elles sont huit dans la vraie vie ; dans le roman (qui leur est dédié), elles sont six et « rien ne peut les arrêter ». Youssef les adore et les hait tour à tour. « Ce sont des héroïnes. Des danseuses du ventre. Des étudiantes. Des putes. Des voleuses. Des sorcières. Des chanteuses. Des criminelles. Des ensorceleuses. Des baiseuses. Tout sauf des femmes bien comme il faut ».
C’est avec elles que s’ouvre le récit, au lendemain de la mort de la mère. Les filles ont décidé qu’il leur fallait payer les dettes maternelles, afin que l’âme de la défunte trouve la paix. Elles ont également décidé que c’était à Youssef, exilé en France où il est devenu enseignant, de revenir au Maroc, afin de vendre l’appartement de la mère. Ce retour au pays fait ressurgir, dans la tête du narrateur, les souvenirs anciens : les ruelles de Hay Salam, la dèche, la faim, les vols à la tire, la forêt d’Aïn Houala, le fleuve Bouregreg, le goût des beignets et le parfum des feuilles d’eucalyptus. Youssef se rappelle – c’est une des scènes les plus réussies – ce film égyptien, vu à la télévision avec ses sœurs, où l’irrésistible Omar Sharif, « le plus grand dieu de tous les grands dieux », les transporte, filles et garçon, dans un « délire amoureux » inextinguible. Les sœurs, c’est son berceau, sa matrice. Elles ne l’ont pourtant pas protégé, lui, le « petit enfant pédé », des humiliations et des viols que les hommes du quartier lui ont régulièrement fait subir. « Mais, au moins, elles ne me jugeaient pas (…). J’étais leur homosexuel, à mes sœurs. Étrange. Bizarre. Drôle. Efféminé. Pas comme les autres ». De ce gang de filles, qui ont eu le tort de se marier – « le mariage, c’est la mort instantanée » –, il garde une violente nostalgie.
Youssef se rappelle aussi de Najib, son ami de jeunesse, et qui fut son amant, avant de se mettre en ménage, au milieu des années 1980, avec Toufik, un colonel de l’armée du roi Hassan II. Muté à Tétouan, Toufik initie le jeune Najib aux combines prospères du trafic de drogue. À la mort du vieux colonel, Najib revient à Salé. Il croit pouvoir se venger de l’enfer qu’il a connu enfant, lui aussi, dans ce même quartier de Hay Salam. Il en devient le « parrain gay », richissime et omnipotent. De son enfance, Najib non plus n’a rien oublié, ni « les zobs comme des couteaux », ni les crachats (« Tu aimes bien ça, petite Najib »), ni « le sang qui coulait à chaque fois entre (ses) fesses », sous les yeux amusés des bourreaux.
Sombres, crues, lumineuses, les images et les voix du passé fusent et s’entremêlent dans la tête de Youssef. « Il réanime la mémoire de tous ces mondes, de tous ces êtres qui le peuplent – et me peuplent », explique Abdellah Taïa. Le Bastion des larmes est un livre de voix, un ballet de fantômes pleins de vie, de rancœur et d’audace, de parias briseurs de tabous. Youssef/Abdellah Taïa est leur scribe.
Il l’a toujours été. De livre en livre, Taïa creuse les mêmes sillons : Salé, alias « la pauvreté éternelle », face à « Rabat-la-riche », capitale du mépris ; la famille aimée et haïe ; l’homosexualité, tour à tour acceptée, exploitée et persécutée… « Je ne pourrai jamais écrire autre chose, c’est ma mission », revendique l’écrivain marocain, installé à Paris, dans l’encore populaire XIXe arrondissement. Ce fils de pauvres place au-dessus de tout Le Pain nu, le scandaleux roman de Mohamed Choukri (1935-2003), enfant des bas-fonds lui aussi. « Choukri a dit la nudité de la vie, son côté affamé. Il vient du crime », souligne-t-il. Romancier, mais aussi cinéaste, Abdellah Taïa vient d’achever son deuxième film, Cabo Negro, qui met en scène un couple de copains, un gay et une lesbienne, dans la région de Tétouan. Le film devrait sortir en 2025. Le Bastion des larmes, quant à lui, a été nominé dans la deuxième sélection du prix Goncourt.

Catherine Simon

Le Bastion des larmes, de Abdellah Taïa
Julliard, 224 pages, 21

Les mémoires renaissantes d’Abdellah Taïa Par Catherine Simon
Le Matricule des Anges n°257 , octobre 2024.
LMDA papier n°257
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LMDA PDF n°257
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