Jessica Biermann Grunstein est autrice de poésie plastique, aussi bien littéraire que picturale. Vivant de travaux des champs ou de son métier de professeur de FLE (Français Langue Étrangère), elle fait le choix d’une vie nomade et voyage en Asie, en Nouvelle-Zélande et en Amérique du Sud. Elle vit aujourd’hui à Montreuil où elle est professeure des écoles. Son intérêt pour les langues, de par ses voyages et son métier, sonne comme une évidence. Avec Nos territoires, l’autrice nous livre un recueil de dix courtes histoires, dix confrontations, dix binômes : des filles ou des fils face à leurs mères, leurs pères, un grand-parent ou une tante.
Chaque fois, la typographie est la même, les deux prises de parole se distinguent par le fait que celle des aïeux est en italique, avec un retrait à la marge plus important. Les personnages ne sont pas dans le même espace, ils ne dialoguent pas et pourtant leurs paroles se répondent. Ces ascendants, vivants ou morts, sont à l’origine d’un secret de famille autour de la langue, une langue délaissée, oubliée ou non transmise. Et du sentiment d’exil intérieur que cela procure pour eux ou leur descendance. Ainsi, pour l’un des personnages, Hawa-Julie : « Mes parents ne m’ont jamais parlé wolof ni bambara/ ils se sont tus devant nous/ pourquoi ?/ Parce qu’on leur avait dit INTEGRATION/ (…)/ ils s’étaient soumis à cette idée/ cette idée retorse :/ tu peux t’intégrer aucun problème/ cette société est ouverte/ il n’y a qu’à faire l’effort/ renier son passé/ parler français avec ses enfants c’est la clé/ effacer ses origines c’est possible/ et c’est même souhaitable/ ainsi ils se sentiront français “à part entière”/ et le pire c’est qu’ils ont décidé de m’élever avec un deuxième prénom/ JULIE/ comme si j’allais passer inaperçue/ si on ne m’appelait Hawa qu’au sein de la maison. »
Jessica Biermann Grunstein évoque le rapport de domination créé par la langue de celui qui a le dernier mot contre ceux qu’on moque, qu’on humilie, ou pire encore, dont la bouche était passée au savon parce qu’ils parlaient un « français marron » ou créole… ou simplement breton. Elle renvoie à « “la langue légitime”,/ qui juge et qui distribue des points/ depuis les hauteurs de ta logique de classe/ et tu crois vraiment à ta supériorité/ à la supériorité de ta culture/ La Grande Culture/ tu sais bien/ “cellequiseperd”/ celle qui se perd avec/ “l’appauvrissementdelalanguefrançaise” »
L’autrice célèbre la richesse de posséder plusieurs langues face à un monde qui a tendance à s’uniformiser. Elle raconte ainsi comment apprendre une nouvelle langue, « c’est comme conquérir un nouveau territoire. » Sa pièce a un rapport charnel à la parole, très scandée, rythmée par de nombreux retours à la ligne et peu de points. Rien d’étonnant donc à ce que Nos territoires figure dans la collection « Des écrits pour la parole » qui, comme le dit l’éditrice Claire Stavaux, rend hommage à « la littérature dans ce qu’elle a de plus politique, la poésie et le politique réunis ».
L. Cazaux
Nos territoires, de Jessica Biermann Grunstein, L’Arche, 80 pages, 13 €
Théâtre Les langues monde
avril 2025 | Le Matricule des Anges n°262
| par
Laurence Cazaux
Jessica Biermann Grunstein interroge les espaces et les richesses du multilinguisme comme autant de fruits inconnus.
Un livre
Les langues monde
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°262
, avril 2025.

