Né en 1950 à Naples, Erri de Luca a exercé tour à tour le métier de coursier, d’ouvrier à la Fiat, et de maçon qu’il continue de pratiquer conjointement à son travail d’écrivain. Impliqué à part entière dans le monde social, il a milité également, jusqu’en 1976, au sein du mouvement gauchiste « Lotta continua ». De ces engagements, il a gardé, dans sa production littéraire, le souci de la concision, la gravité du propos, cette notion de la parole transmise, sourde et métallique. De Luca est un auteur pour qui l’écriture, révélateur d’une mémoire enfouie et douloureuse, est une sonde qui permet de mesurer l’intensité du réel. « Parler c’est parcourir un fil. Ecrire c’est au contraire le possèder, le démêler », faisait-il dire au narrateur de son premier livre Une fois, un jour(1). Dans ce sens, Acide, arc-en-ciel, son deuxième récit, est une suite : parce que les souvenirs d’enfance sont l’objet d’incessantes évocations, mais aussi parce que, malgré un apport de fiction, sa vie continue de se dérouler en filigrane.
Acide, arc-en-ciel s’articule comme un triptyque, récit de trois témoignages d’amis d’enfance qui se confient sur les pertes et crédits au moment de clore le bilan de leur vie. Dépositaire de leurs engagements et de leurs renoncements, le narrateur fait office de témoin, « appelé à être présent, à écouter le cours du temps sans pouvoir l’arrêter ». Il habite une maison, avec un grand jardin, à l’écart des routes, avec comme compagnie un châtaignier, quelques poules, des pintades et des lapins. « Des hommes comme moi sont des impasses de l’espèce », confesse-t-il. « Vie : je ne peux donner ce nom à ma durée, je ne peux nommer ainsi le temps à l’état pur. Vie fut celle de mes amis, celle qui me prenait dans sa ronde et m’éblouissait, me donnant anxiété, émerveillement, crampes. » Ses visiteurs ont tous un point commun : un profond sentiment d’inanité dans ce qu’ils ont entrepris. Cimetière des idéalismes en sorte. Ils se sont brûlés les ailes à trop s’approcher d’une cause qui leur semblait juste. Ainsi voit-on défiler un ouvrier qui « a loué son corps à l’heure », qui parle de sa condition de travailleur, de cette âpreté, de cette violence à jamais viscérale. A demi-mot, il évoque son engagement auprès des groupes terroristes, ressasse les conditions d’exécution, pour finir sur un constat désabusé : « Nous avons perdu parce que nous fûmes incapables d’écarter de notre droit le penchant à l’arbitraire. » Le deuxième témoignage est celui d’un missionnaire. Il revient après vingt années passées en Afrique de l’Est. L’homme est un serviteur de Dieu bon et lucide : « J’en suis arrivé à la conclusion qu’ils doivent se débrouiller seuls, sans nous. Nous ne sommes qu’une agence d’aide à fonds perdu. » Le dernier portrait, enfin, est celui d’un dilettante angoissé, amoureux des femmes, qui erre de chambre d’ami en chambre d’ami. L’évocation du passé se termine par le récit de ses deux années d’emprisonnement, suite à un malentendu.
Au rythme des pas tracés sur le gravier, d’une fine pluie qui s’abat sur le jardin, de la chaleur de la cheminée, les trois témoignages sont construits alternativement de dialogues et de souvenirs narratifs. Dans ce livre, à l’écho suffocant, l’amitié se dessine, implacable mais muette. Sa force vient de ce que l’émotion suit un fil ténu, tendu par une sorte d’agonie crépusculaire, derniers murmures d’une époque révolue.
(1)Les Editions Rivages le rééditent en poche. A noter également, toujours chez cet éditeur, la publication d’un recueil de contes bibliques d’Erri de Lucca intitulé Un Nuage comme tapis.
Acide, arc-en-ciel
Erri de Luca
traduit de l’italien
par Danièle Valin
Rivages
145 pages, 95 FF
Domaine étranger Des volcans éteints
février 1994 | Le Matricule des Anges n°7
| par
Philippe Savary
Comme décor, une maison retirée. Comme situation, trois témoignages de vie bouleversants et arides. D’Erri de Luca, un auteur de la mémoire militante.
Des livres
Des volcans éteints
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°7
, février 1994.