L’histoire s’est refusée longtemps, puis voilà, ce fait divers tombait comme une passerelle dans le brouillard qui aurait mené à ce que de toujours on aurait voulu garder secret. » Celui qui parle ainsi vers la fin du roman, c’est l’auteur, c’est François Bon lui-même et non un clone-narrateur. Et ce fait divers, c’est celui qui a vu un jeune Allemand, Arne, parcourir sur sa mobylette les 900 kilomètres entre Marseille et Le Mans, 900 kilomètres entre son foyer, sa « boîte » et l’appartement où s’est réfugiée sa femme Sylvie.
Fait divers de la honte et de la haine, avec au bout du long trajet, un tournevis planté dans le ventre d’un autre type, qui n’avait rien à faire là, sinon, comme un miroir, réfléchir l’image de son propre meurtrier.
Et c’est un théâtre d’ombres qui s’anime, avec la femme, avec l’amie, avec le mécanicien, tous trois sequestrés par Arne, qui viennent devant nous, qui sortent de l’ombre où pourtant ils auraient voulu rester, et qui, un par un, racontent la nuit meurtrière, racontent comment c’était avant la violence et même comment c’était avant la haine. Une histoire qui, jusqu’au dérapage, est presque celle de tous, une histoire coincée entre les murs d’une ville, Marseille, où l’on s’est échappé pour fuir de plus hauts murs encore, ceux qui ont poussé au Mans où vit la famille, ou en Allemagne où l’on a connu la prison. Une histoire d’aujourd’hui où bâtir une vie de caissière de supermarché reste encore dans le domaine du désirable, comme s’il fallait prendre très vite la mesure de sa propre insignifiance et accepter que le regard des autres glisse, transparent, sur son propre corps.
Et avec eux, les séquestrés, s’avancent aussi l’inspecteur, le substitut du procureur, le psychiatre expert, la fiancée du mort, sa mère, l’avocat de la défense… Ils s’avancent au devant de la scène et ils parlent, dans une langue qui n’est pas la leur, qui est celle de l’écrivain, une langue qui charrie tant de honte et tant de misère qu’elle en devient comme un torrent de boue. Une langue qui dévaste et qui ne laisse après elle rien comme avant. Et puisqu’un fait divers c’est du théâtre, s’avancent à leur tour, le metteur en scène (un binoclard qui connaît la mécanique), les acteurs, le directeur de la photo. Et chacun fouille dans la topologie des villes, dans les compte-rendus de la presse locale, ce qui les rend si proches d’Arne, de Sylvie, de Catherine. « On s’en était remis au hasard et aux gares, comme ceux-là avaient fait, et on avait le même âge. On était sur des rails, ceux-là sur d’autres, mais interchangeables et c’est ce malaise-là qu’il fallait négocier. »
Le fait divers n’est plus quelques lignes qu’on lit dans le journal, c’est tout à coup, par la grâce de cette écriture quelque chose que l’on porte en nous, comme le marbre porte en lui la statue qui jaillira des mains du sculpteur. Mais ici, l’artiste n’est guère enclin à tailler des joyaux. Ce que l’on porte en soi, la justice préfère ne pas le savoir, et comme elle doit juger celui qui est venu en mobylette offrir sa haine et sa honte, avec le monstre en lui au bout de ses bras, la sanction condamne le claustrophobe à des murs de béton. Et face à cet ordre qui voudrait taire l’innomable, il y a, dans ce roman, l’affirmation bouleversante de la complexité de l’homme. Il n’ y a pas de mal et pas de bien semble nous dire François Bon, il y a la vie, et voyez ce qu’elle peut faire de nous.
Un fait divers
François Bon
Editions de Minuit
157 pages, 75 FF
Domaine français Les voix de la honte
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°6
| par
Thierry Guichard
Le fait divers où s’inscrit le revers de la société. Un Fait divers de François Bon nous tend le miroir secret de nos gouffres.
Un livre
Les voix de la honte
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°6
, décembre 1994.