On reproche aux mots cette transparence, cette fluidité du désir qui est plus qu’une plainte, une nostalgie, un vague à l’âme. Le poème accepte cela, il le porte dehors, dans le visage de ceux qui ne savent plus qu’ils vont mourir. Il le scande dans une matière qui n’est plus la matière, mais son effondrement infini. On ne pénètre alors rien d’autre qu’une transparence, et cet éblouissement rend aveugle ceux qui résistent. Et ceux qui ne résistent pas.
La verticalité de la poésie de Roberto Juarroz, poète argentin, né en 1925, et vivant à Temperley dans la banlieue de Buenos Aires, n’est pas une décision du moi, du poème bref, du petit monticule. Mais plutôt comme l’écrit Roger Munier, l’un de ses traducteurs français, « la recherche d’une profondeur où s’enracine l’énigme des choses, tout l’inconnaissable du connu où nous vivons, l’étrangeté à certaines heures insoutenables d’exister, la mort. » Une verticalité qui relève autant de l’appui au sol (« Les poèmes comme les arbres, nous font sentir à leur ombre plus vivants. ») que de la chute (« les ruines sont une autre façon des semailles. ») ou de la transcendance(« Imaginer une lampe jusqu’à l’allumer. »). Ce livre, intitulé Fragments verticaux, organisé en trois parties, PRESQUE POESIE, PRESQUE RAISON, PRESQUE FICTION, rassemble 124 îles, sous forme de phrases, de pensées, voire de sentences où Juarroz, à la fine pointe de son écriture, traverse le noyau dur de la solitude, sa nudité essentielle, donnant à la poésie contemporaine un courant éthique de forces et de transparences, qui le désignerait comme un chef de file, autant que l’on peut nommer comme tel un aventurier du désert et de la dualité dépassée - alors que l’humilité dans laquelle il accomplit sa quête lui ferait repousser cette étiquette. Il y a une sorte de chant du sens, avec des images vives, claires, foudroyantes, quelque chose où dehors et dedans sont le signe l’un de l’autre, une hyperlucidité ouvrant des portes dans la langue, une beauté où « Un peu moins de raison peut nous conduire à un peu plus de raison. », « La ligne la plus pure est celle qui renonce à ses points, surtout à celui du départ. » Et où encore « La lumière semble parfois une aumône. La nuit ne le semble jamais. »
Dans la collection Poésie/Gallimard, un ensemble de textes de Bernard Noël, rassemblés sous La Chute des temps, avec l’avantage d’une large diffusion et d’un prix accessible à tous. Langue de fond rude, rugueuse, c’est le poème pas à pas, au rythme très particulier - il suffit d’entendre lire Bernard Noël pour comprendre cette mise en suspens, cette voix blanche, lancinante, dont on ne sait d’où vient en même temps que la gravité, la dérision - un poème où « la plainte s’éclaire d’un bleu terrible » où le corps est tantôt torche, figure, fusion, tantôt sac, viande, saccade, comme si le détachement montait d’une vie trop pleine, trop mûre, et que du chant une ombre jaillissait toujours, donnant sa profondeur au temps. L’expérience du vide passe par l’étroitesse, la suffocation, l’étouffement, c’est-à-dire par l’étouffement du moi « qui va là/ l’infini est le rapport de la couture/ du monde avec notre propre couture ». La poésie de Bernard Noël reste cette aventure, cette ligne audacieuse et maîtrisée, elle a parfois la matité, le reflet des peintures de Soulage, à la recherche du secret, jusqu’à fouiller, mains nues, la bouche du cadavre : « Le présent est comme l’origine/ il est comme l’œil/ qui voit et ne se voit pas. »
De Jean-Claude Dubois, chez Cheyne éditeur, L’Epine et la mésange, sous jaquette verte, couverture bleue-pierre, avec un papier et une typographie qui font de cet éditeur un artiste du livre, un veilleur. dans des poèmes où alternent proses courtes et vers, monte le souvenir d’une enfance où se déplient la solitude et la pénombre, face à face, mais aussi le rêve d’être l’arbre, la mort du père, une certaine façon d’interroger l’écriture, l’espace, l’émerveillement, le parfum du linge propre rangé dans l’armoire du haut. Jean-Claude Dubois accompagne un mouvement, un désordre sacré, une confidence qui font de sa poésie une petite lampe du réel : « Si j’avais à revenir, je choisirais le corps d’une mésange et jamais je ne m’approcherais d’un arbre qui ne le mériterait pas…(…) Pourquoi les lueurs matinales ont-elles besoin de nous donner la main et d’être pleinement rassurées avant de rejoindre le jour nouveau ? »
Fragments verticaux
Roberto Juarroz
traduit de l’espagnol
par S. Baron Supervielle
José Corti
173 pages, 100 FF
La Chute des temps
Bernard Noël
Poésie/Gallimard
271 pages, 44,50 FF
L’Epine et la mésange
Jean-Claude Dubois
Cheyne éditeur
56 pages, 80 FF
Poésie Chronique du campagnard
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°6
| par
Dominique Sampiero
Un beau livre, on l’ouvre, on le referme, il nous échappe. On ne sait pas où se tient sa beauté parce qu’elle est dans l’écarquillement, le mouvement de celui qui la cherche. Comment lire en confrontant les lueurs ?.
Des livres
Chronique du campagnard
Par
Dominique Sampiero
Le Matricule des Anges n°6
, décembre 1994.