Serions-nous trop accoutumés à ce que les carnets, en tant que genre littéraire, rendent compte des avatars d’une œuvre, du cheminement d’un auteur, occupé à disséquer ses lectures ainsi qu’à méditer sur la nécessité intérieure qui le voue à l’écriture ? Serait-ce parce qu’ils n’envisagent guère la création littéraire que les Carnets de Tanger s’offrent comme un journal de voyage, avant que leur profondeur ontologique ne consente à s’imposer, et que l’apparente banalité ne devienne soudain essentielle.
C’est dans son Prologue que John Hopkins nous prépare à la matière de ses carnets : « L’écriture me rassurait ; elle me prodiguait une mission quotidienne ». Retenir la vie, fût-ce dans ce qu’elle recèle de plus futile, immortaliser les passions du regard, telles sont les deux volontés qui soutiennent l’architecture du recueil. Aussitôt que colligé, le mot de Jane Bowles, « Rien n’est secondaire, pas plus que primordial », avait donc su le convaincre… De ce « jour après jour » émergent des rencontres, de celles dont le biographe dira qu’elles furent décisives pour l’écrivain qui se formait : Tenessee Williams, Paul Bowles, Brion Gysin, Irving Rosenthal, Alfred Chester… mais ce sont surtout les Marocains qui peuplent ces pages, fiers de leur noble atavisme, accordant l’hospitalité à des marginaux qui découvrent par la drogue une manière d’existence. Mais l’essentiel se profile au-delà de ces rencontres, dans ce désert saharien dont l’impertubable silence « fait penser au jugement de Dieu » : est-il en ce monde une beauté plus idéale que cette immensité de sable qui défie la fatuité de l’homme et qui incline à la quête spirituelle ?
Les carnets se referment sur la promesse d’une famille et le retour vers l’Europe, mais Tanger et son désert ont peut-être déjà délivré leur sentence : « Ma vie me semble condamnable : je ne rends personne heureux. Mon travail d’écrivain, tout comme ce périple à dos de chameau, est un voyage dans le néant »…
Carnets de Tanger (1962-1979)
John Hopkins
traduit de l’américain
par Danielle et Pierre Bondil
La Table Ronde
314 pages, 98 FF
Domaine étranger Paroles du désert
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Didier Garcia
Un livre
Paroles du désert
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.