L’amoureux
Rien de plus malaisé que d’écrire sur les livres. Il faudrait être Borges, et avoir fréquenté les grands textes. Je ne suis certainement pas Borges et, à bien y réfléchir, j’aime la fréquentation de ce qu’il est convenu d’appeler les « petits » textes. Ceux qui ne sont jamais loin du silence. Ceux qui s’excuseraient presque d’être écrits. Ceux qui sortent du rang avec la gaucherie des élèves sommés de parler à voix haute, alors qu’ils sont mieux faits pour le calme assourdi de l’étude. Il serait vain, ces textes, de les passer en revue. Je tiens pour modèle du genre L’Epicerie d’enfance, de Jean Follain. J’y trouve, exprimé avec un ton nullement affermi - mais chaque mot a conquis sa place, tout ce qui me tient au cœur. Des cours d’école. La bourrache, le plantin, les buis. Une servante. Un buffet, « antre noir beurré de cire morte ». Certaines phrases, de si simple apparence, continuent de résonner longtemps en moi, comme si elles avaient touché une cymbale en miniature. Je donne en gage notamment celle-ci : « L’auto des grands malfaiteurs anarchistes était passée aux environs de 1913 et personne ne l’avait vue. »
Je possède L’Epicerie dans l’édition Corrêa de 1938. Il doit s’agir de la première. Elle m’a été offerte par la femme de ma vie, qui a usé, pour cela, d’un peu de cette magie consistant à savoir avant moi mes émerveillements. Je me souviens du premier jour que je l’ai lue. Je veux dire : la température ambiante, l’état du ciel et des feuilles dans les arbres. Je ne me souviens pas de beaucoup d’autres choses.
On voudra bien voir, alors, dans une question aussi peu engageante que de connaître les livres qu’on aime, à quelle intimité on s’adresse. Il serait presque plus facile de parler de cul.
Eric Holder
Dossier
Éric Holder
L’amoureux
juin 1995 | Le Matricule des Anges n°12