Les années vingt et le début de la décennie suivante virent une floraison de talents sans précédent dans les Lettres russes -qu’ils aient éclos dans l’émigration ou en Union Soviétique proprement dite. De nos jours, cette période apparaît comme une véritable malle aux trésors d’où maints éditeurs exhument, tour à tour, des écrivains injustement tombés dans l’oubli, en espérant que l’histoire littéraire repassera les plats avec la même largesse que récemment envers Nina Berberova.
Les éditions du Griot, pour leur part, placent leurs espoirs en Panteleïmon Romanov (1884-1938) dont un premier recueil, Des Gens sans importance paru en 1993, avait permis de (re)découvrir le talent. En onze brefs récits, l’auteur s’y montrait résolument réfractaire aux mots d’ordre bolchéviques en matière de littérature, soit par des intrigues volontairement aussi minimales que sordides -dans Les Spéculateurs des mères louaient leurs nouveaux-nés en guise de coupe-file devant un guichet de chemin de fer-, soit par des fictions situées dans un temps indéterminé (dans le même esprit et au même moment, certains de ses confrères se tournèrent vers le genre historique afin de déjouer la censure).
Des Gens désenchantés -titre à l’euphonie bien incertaine et à la pertinence fort discutable- abandonne la seconde veine pour mieux accentuer la noirceur des êtres et des situations, à l’exemple du texte d’ouverture (Le Don de Dieu) où deux passagères clandestines se disputent le sac de farine d’une femme tout juste tombée sur la voie et broyée par le train.
Deux nouvelles dominent cependant l’ensemble, à la fois par leur longueur et leur originalité. Le Droit de vivre ou le problème des sans-logis, transposition des dangers qui menaçaient l’écrivain lui-même lors de sa rédaction (1926), à l’occasion de laquelle Panteleïmon Romanov parvient à restituer en quelques lignes une atmosphère post-révolutionnaire de plus en plus lourde, annonciatrice qu’à l’âge d’or ne tarderait pas à succéder les années de plomb : « Il avait l’impression que le char de l’histoire passait devant lui comme un ouragan déchaîné, et des foules couraient et sautaient tout autour, pleines d’une folle joie. La seule chose qui comptait alors, c’était de survivre, de ne pas se faire écraser. »
La Confusion, ensuite, chef d’œuvre sarcastique dont le sous-titre pourrait être « Tchekhov au pays des Soviets », tant la manière évoque le médecin des corps et des âmes, cependant qu’aux péripéties ordinaires des ménages à trois se mêlent des considérations de circonstance, ainsi qu’en témoigne cet extrait d’une conversation entre le mari et l’amant : « Tout arrive dans la vie, dit le professeur d’une voix égale, tranquille, comme s’il faisait un cours, et notre époque nous oblige à regarder les choses en face, avec courage. La génération d’aujourd’hui, ce malheureux prolétariat, empoisonné par une liberté mal comprise et dépourvu de toute base culturelle, en est arrivé à une anarchie complète… ».
Avec Panteleïmon Romanov, il semble bien que le communisme soit soluble dans l’âme russe, si l’on entend par cette expression moins une nébuleuse poétique que l’immense capacité de résistance passive d’un peuple qui traverse les cataclysmes historiques sans jamais se départir de son quant-à-soi, notamment fondé sur une dilection pour les tourments intimes et une foi orthodoxe mâtinée de paganisme.
Des Gens désenchantés
Panteleïmon Romanov
Traduit du russe
par Luba Jurgenson
Editions du Griot
176 pages, 98 FF
Domaine étranger Péril chez les Soviets
juin 1995 | Le Matricule des Anges n°12
| par
Eric Naulleau
Les nouvelles de Panteleïmon Romanoc, chroniques de la Russie des années vingt, laissaient déjà prévoir des lendemains qui déchantent.
Des livres
Péril chez les Soviets
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°12
, juin 1995.